Penser la musique après Debussy
Un hommage à Georges Migot
pour le trentième anniversaire de sa mort
(1976-2006)
par Bruno Pinchard
professeur à l’Université Jean Moulin-Lyon3
« Il faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les formules d’une philosophie devenue caduque et bonne pour les faibles.» Claude Debussy
1. Georges Migot et la réception française de Debussy : un moment oublié
Pierre Boulez s’est beaucoup plaint de la faiblesse esthétique et musicale des successeurs de Claude Debussy et il n’a pas eu de mot assez durs pour fustiger le néant de leurs œuvres et de leurs conceptions. A ses yeux, personne n’a compris avant la révolution sérielle les innovations harmoniques et formelles de Debussy, et toute l’école qui a prétendu porter le flambeau de la musique française entre les deux guerres n’a fait que réduire à un académisme dérisoire sa véritable force d’innovation. Le procès est entièrement à charge :
« Négativement, Debussy ? Ce ‘musicien français’ auquel on songe à le rapetisser, dimension qu’il s’était choisie dans la mi-extase d’un patriotisme guerrier. Il n’en reste qu’une légion d’ambitions à goût de cendre nationaliste, d’où la mi-extase s’est elle-même évaporée : après Couperin et Rameau, les épigones ont découvert, à leurs justes mesure et convenance, Charpentier et Lalande. Recours misérables !
[…] Les mânes de Debussy ont dû boire une amère ciguë en assistant à la féroce débauche de ‘classicisme’ qui sévit après sa mort. […] Faut-il que ce fait Debussy, incommensurable avec tout académisme, incompatible à tout ordre non vécu, à toute ordonnance non instantanément créée, faut-il que ce fait soit resté un tel corps étranger à la musique d’Occident pour qu’elle y soit restée si imperméable dans ses développements ultérieurs : un véritable bain de mercure ! 1 ».
Je voudrais ouvrir une brèche dans ces jugements flamboyants en présentant une autre évaluation de ces événements, qui ne saurait être négligée tant elle est élaborée et cohérente, tant elle est soutenue aussi par une authentique force de création. Je veux parler de l’œuvre du musicien Georges Migot (1891-1976), auteur des Agrestides, du Zodiaque, de la Passion et de partitions innombrables2, dont la carrière brillamment commencée après la Première guerre s’est continuée, sans rupture véritable, jusqu’aux années 70 du siècle précédent. Même si cette défense et illustration de Migot peut apparaître comme la continuation d’une tâche familiale, puisque mon père est l’auteur d’une monographie parue sur le maître de Parthenay3, il n’en reste pas moins que la connaissance de Georges Migot rend possible la perception d’une autre histoire de la musique pendant l’entre-deux-guerre que celle qu’ont répandu les travaux de Pierre Boulez. Elle permet surtout de concevoir avec une autre finesse et une autre ampleur la vérité de l’héritage debussyste, et pas seulement dans l’ordre de la composition musicale. Le debussysme pensant, celui dont je voudrais me réclamer dans ces pages, passe par la relecture par Georges Migot de l’histoire de la musique française. Il pourrait en résulter une meilleure évaluation des rapports entre philosophie et musique, du moins tels qu’ils découlent d’une méditation renouvelée de l’événement Debussy dans l’histoire de l’esprit. J’ai annoncé ces thèmes à plusieurs reprises déjà, dans Le Bûcher de Béatrice4, dans La Légéreté de l’être5, au centre des Méditations mythologiques surtout, proposant alors l’idée d’une « debussysme philosophique »6. Mais sans Migot, ces propositions n’ont un sens que trop profondément allusif. Il est donc temps que je m’explique davantage et l’anniversaire que je célèbre m’en donne l’occasion.
Il ne m’appartient pas pour autant de raconter toutes les phases d’une œuvre que d’autres plus compétents que moi sauront mieux évoquer7. Il suffit de rappeler ici que dès la trentaine, Migot est en possession d’une esthétique très élaborée qui tire les conséquences de l’œuvre du dernier Debussy. A côté d’une création musicale abondante et reconnue, plusieurs livres et publications viennent développer ces thèmes d’une extrême originalité. Les Essais d’esthétique générale datent de 19158, les trois cahiers d’Appogiatures résolues et non résolues, de 1922 et 239, et le tout sera repris dans les publications plus synthétiques et plus mûries que sont le Lexique10, Matériaux et Mentions11, et, plus tardivement, Kaléidoscopes et miroirs et Matériaux et inscriptions12, ainsi que dans de nombreux articles13.
Mais plutôt que de passer en revue ces travaux variés comme s’ils ne provenaient que de leur propre élan, il convient de montrer ici que penser avec Migot, c’est penser avec le temps qui fut le sien, et d’abord avec la culture traumatisée du lendemain de Verdun. Penser avec les compositeurs, c’est aussi parler leur langue, accepter les termes du débat qu’ils imposent, suivre la ligne particulière de leur cheminement dans le son et la culture. La Grande Guerre, Migot savait de quoi il retournait, ayant été gravement blessé en 1916. Cette blessure n’a jamais été un argument dans le savoir de Migot, mais elle suffit à vérifier son inscription dans une réalité historique et culturelle qu’il faut toujours garder à l’esprit si l’on veut mesurer exactement l’élan imprimé par La Mer ou Pelléas. Le témoignage de Georges Migot nous permet de retracer l’effet réel des innovations de Debussy et leur portée effective sur la culture la plus intérieure. Migot nous met en présence du travail effectif de l’esprit de la musique. Nul prétexte formaliste ne nous en dispense. Nous touchons la sphère des transmissions et des interactions. Des idées nous sommes passés aux hommes qui les portent. Ecoutons Migot lui-même :
« Des premiers accords de Pelléas au final des chœurs du Martyre de saint Sébastien, Debussy a tenté de retourner à la Terre Promise. […] Nous ne voulons pas imposer ici ses formes […] Mais, quelles que soient les voies nouvelles, une admiration sans bornes doit aller vers cet initiateur qui nous a montré quelle direction nous avons à suivre pour nous retrouver chez nous dans le monde14. »
Le Debussy de Migot sera celui d’une écoute sans préjugé, mais destinée à recomposer l’identité française. Sans ce Debussy, l’entreprise de pensée et de création de Migot après la guerre est incompréhensible, et sa signification demeure voilée dans une esthétique qui nous est devenue étrangère. Avec ce Debussy, les décisions de Migot cessent de paraître arbitraires et leur étrangeté apparente n’est que la marque du bilan rigoureux dont elles procèdent. L’œuvre de Claude Debussy n’en rayonnera que mieux à être interprétée à partir des réfractions de sa fulgurance initiale.
2. Principes généraux d’eurythmie : introduction aux modalités polyplanaires
Certainement fidèle aux suggestions d’une certaine théosophie en vogue à l’époque15, la pensée de Migot s’est voulue, dès ses premières formulations, une pensée des « centres eurythmiques » des êtres et des choses : « L’Art, c’est l’interprétation eurythmique de la vie16 », écrit Migot en ouverture de ses Essais pour une esthétique générale. La formule pourrait appartenir à Maeterlinck17, elle annonce déjà les idées du Monte Verità, l’Anthroposophie de Rudolf Steiner18, la Paneurythmie de Peter Deunov19, pour ne rien dire des performances futures de Gurdjeff. Pourtant, nous sommes bien avant ces développements et il faudrait en retracer la genèse complexe entre France et Allemagne dès l’époque romantique. Il reste que l’insistance, dans tout le livre, sur le caractère « eurythmique » de l’art égyptien (par rapport à l’art grec) laisse percer d’indéniables influences hermétiques sur la thèse initiale, au demeurant seulement esthétique dans sa formulation et ses enjeux explicites.
Il est bien difficile, dans l’état actuel de la recherche, de discerner les sources du premier Migot, mais il est très certain qu’elles se situent au carrefour du protestantisme luthérien libéral (son père est médecin et pasteur) et de l’occultisme rosicrucien de la fin du siècle, largement diffusé dans les milieux artistiques du temps20. L’eu-rythmie signifie bien sûr d’abord une certaine distribution équilibrée des éléments d’un tout. Mais l’eurythmie chez Migot est d’abord l’eurythmie d’un musicien, c’est la proportion qui réunit les éléments d’une partition et en assure à la fois la plénitude sonore et la capacité à porter une signification. L’eurythmie ne se réduit jamais aux principes d’un style, et encore moins aux règles de la forme musicale ou harmonique. C’est plutôt la résultante qui émane de l’œuvre et semble la régir dans ses éléments les plus intérieurs. Loin d’être un paramètre vérifiable par le contrôle physique du son, c’est plutôt le mystère de l’oeuvre, tel qu’il se révèle à l’émotion de l’auditeur comme du créateur, mystère insituable, mais précisément agissant par sa disparition permanente. Ce mystère n’a pas besoin d’une théologie, mais d’une théosophie, si ce n’est d’une magie quand Dieu s’absente21.
L’esthétique spiritualiste de Migot a en effet besoin d’un « centre » autant que d’un Dieu. Dieu exige une prière, le centre laisse espérer un pouvoir. On mesure quelle angoisse de recentrement des forces inconscientes de l’univers a pu occuper la pensée à cette époque. Dans la logique qui lui est propre, l’œuvre de Guénon ne témoignera pas d’une autre préoccupation. Seulement, le centre selon Migot n’est un principe de concentration et de symétrie que de façon secondaire. Sa pensée n’est pas une pensée des cycles, mais au contraire des libertés qu’on prend par rapport au centre, dans la certitude de la force attractive de son rayonnement. A la recherche de la vie et du mouvement, l’art eurythmique est ainsi essentiellement animé de dissymétries créatrices. C’est même toute la différence entre l’art grec et les arts que Migot appelle « extra-helléniques », que de passer des simples lois de la symétrie à la quête d’un centre qui ne soit pas simplement intérieur à l’œuvre, mais au contraire qui soit plutôt extérieur à elle et l’appelle à se continuer au-delà d’elle, dans la recherche d’un équilibre qui la tire hors de sa fixité et de son immobilisme. Si une chose est eurythmique, alors elle est excentrée. Cette proposition vaut pour la vie comme pour l’art.
Pour l’art eurythmique, l’œuvre n’est donc pas dans l’œuvre. L’œuvre n’est que le flux qui subit l’attraction du centre qui se situe hors d’elle, non pas nécessairement selon l’appel d’une altérité transcendante, mais selon une véritable logique du « parergon » : le centre est hors du cadre et se donne toujours d’abord comme principe de décentrement. Le centre est à côté de l’œuvre, comme son double ou son dehors. Que tout centre soit décentrement, c’est le principe même de la spiritualité en art. Un art recentré sur sa forme serait tout physique, un art qui obéit à un centre qui le fuit et l’attire est seul à même d’exprimer les émotions de l’esprit. Chez Migot, toute partition glisse des mains de son auteur pour rejoindre son lieu naturel qui est hors des limites positives de son début et de sa fin. L’œuvre ne repose donc jamais sur elle-même, elle cherche son équilibre dans sa propre respiration, dans la liberté avec laquelle elle se dispose à évoquer le centre qui la constitue et qui néanmoins la fuit toujours. Mais on ne pénétrerait pas ce mouvement de fuite du centre par lui-même si l’on ne saisissait pas que toute eu-rythmie n’est jamais l’affirmation d’un seul rythme, mais résulte de la mise en résonance de deux rythmes :
« L’Art donne une impression de continuité, non pas par la notation du rythme vital lui-même, mais parce qu’il relie entre eux différents rythmes vitaux22. »
Nul besoin dans ces conditions de travail en direct sur le chant des oiseaux ou de quelque musique dite concrète. L’œuvre est toujours une « superposition », ou un « parallélisme ». Jamais le musicien n’a pu être nommé à meilleur escient compositeur. Compositeur de rythmes interactifs, son eurtyhmie est fondamentalement en déséquilibre, non pas le déséquilibre de la chute, mais le déséquilibre comme la dissymétrie même de la vie en acte. Si l’eurythmie n’est d’ailleurs pas seulement vie, elle est sans doute essentiellement coeur, si par coeur on entend cette chute qui se reprend et préfère rebondir sur sa propre perte. Les philosophes symbolistes rapprochent souvent le coeur et le centre23, mais l’enseignement de Migot à cet égard reviendrait plutôt à distinguer un centre de possession et une pulsation cardiaque propre à la spiritualité en acte.
Composer, c’est associer des lignes sonores expressives. Il n’y a dans ces conditions de création musicale que selon une modèle radicalement contrapuntique, mais dont l’ampleur s’éloigne bien vite de tout style en imitation ou fugato : on lui substitue le libre appariement des lignes sonores, non seulement selon leurs enchaînements vérifiables, mais encore en prenant en considération les harmoniques, les résonances et les vibrations induites, à la recherche d’une profondeur qui seule atteste le mouvement eurythmique. Parce que le centre est hors de l’œuvre et que toute création est point de vue sur le centre, le centre attire à lui l’œuvre, mais encore l’aura de l’œuvre, en faisant converger jusqu’à lui chacun des moyens dont l’oeuvre use tout en respectant la voie de propagation propre à chacune, qui est l’ensemble de ses échos et de ses répercussions intérieures.
Le centre voulu peut ainsi modifier à tout instant les centres naturels des corps, opérant des déstabilisations méditées qui permettent d’approcher des centres à la fois absents et toujours plus prégnants sur l’ensemble des moyens mobilisés. Une véritable esthétique du centre est donc tout à la fois convergence et divergence, recentrement et décentrement, selon une forêt de lignes qui désigne toujours un point extérieur à tout acquis seulement physique. Plongé dans ce mouvement perpétuel, l’esprit est l’inquiétude même du centre en train de se chercher :
« Toutes les ondes sonores, visuelles ou tactiles, avec leurs perceptions, nous donnent le besoin de rechercher les centres dont elles sont les résultantes par divergence et où elles conduisent notre sensation par convergence24. »
Il en résulte une loi d’une universalité troublante car elle a une valeur aussi bien cosmique que spirituelle : pour tout plan donné disposant d’un centre, il y a toujours un centre extérieur à ce plan qui le gouverne ou lui offre l’occasion d’un développement nouveau par lequel il entrera dans une composition plus vaste ou plus concertée. Toute autre pensée serait condamnée à rester dans un monde fait de parallèles où aucune intersection ne se produirait jamais. L’eurythmie est ainsi plus proche d’un vol d’oiseau que d’un ombilic. Elle est l’étirement lyrique d’une forme donnée vers son centre insituable. Elle est la grâce du dépassement infini accordé à toute proposition humaine. Elle est la phrase et son graphisme en mouvement vers le sens qu’elle n’épuisera pas. Elle renonce à contenir en elle le germe de sa générativité, elle est l’élan toujours suspendu qui éveille une idée.
L’unité de l’œuvre d’art résulte ainsi de « l’impression de convergence d’une pluralité d’unités rythmiques, sonores, verbales, linéaires, de couleurs ou de volumes25. » L’écriture égyptienne, avec ses figures stylisées, semble alors à Migot un exemple exceptionnel du dépassement de tout réalisme et de l’intégration du vocabulaire de la nature par l’art : « L’Art, c’est la phrase créée par la volonté d’assemblage eurythmique de ces images26 ». C’est dire que tout est rapport dans ce monde qui préfère les symétries virtuelles aux symétries réelles. En effet « l’équilibre parfait, géométrique, dégagé par cette symétrie ne prêterait à aucune possibilité de développements eurythmiques des idées27». Toute symétrie matérielle ne permet que l’agrandissement, tandis que la symétrie virtuelle présentant une partie complète et une autre dont le développement est seulement amorcé, fait éprouver le besoin de poursuivre le mouvement engagé jusqu’à retrouver l’équilibre avec l’élément initial. De là naît un art d’efflorescence et d’arabesque qui cherche longuement dans ses volutes le retour à l’équilibre. Pour Migot, tel est l’art médiéval, avec ses variantes romanes et gothiques qui, sur la base d’une symétrie seulement esquissée propose une variété d’élans et de retombées, qu’on retrouve encore dans l’éclat du vitrail frappé par la lumière ou dans la dissymétrie des deux tours d’entrée de la cathédrale de Chartres.
L’art aurait pu n’être que « planaire », et s’arrêter à des mouvements parallèles, ou symétriques à l’infini, voici qu’il devient, sous l’impulsion de l’eurythmie ainsi multipliée, « poly-planaire », créant une dimension de profondeur par l’attraction même du centre idéal qui le gouverne au-delà de tout signe sensible. On devine la révolution de la forme musicale qui se prépare dans ces propos liminaux car c’est toutes les symétries de la forme sonate à la base de la musique occidentale qui sont remises en cause au profit d’un plain-chant dont le grégorien ou la mélopée du troubadour demeurent le modèle insurpassé. Ainsi la colonne du temple grec repose mais ne jaillit pas, tandis que les piliers gothiques, dont la courbure en ogive abolit le parallélisme initial, arrachent la pierre du sol et montrent le véritable pouvoir de l’eurythmie. Le sonnet des voyelles de Rimbaud, qui reforme un autre vocable avec le pouvoir eurythmique du poème s’emparant des sons naturels de la langue, est un autre exemple de cette libération heureuse, hors de toute limite, que l’art et sa volonté de centre rendent possible.
En sculpture on peut encore approfondir cette idée. L’art grec s’attache aux figures, l’art extra-hellénique figure des groupes. L’attention n’est pas fixée alors sur la seule figure humaine, mais sur l’écriture des corps, des postures et des symboles. Il faut lire cette analyse car elle marque bien la forme spécifique de l’humanisme chez Migot :
« Dégagés de ce souci des détails, les Egyptiens ont pu réaliser librement et parfaitement toutes les eurythmies. Ils ont compris que dans un groupe l’homme en tant qu’individu était secondaire ; que ce qu’il apportait d’essentiel était son mouvement, son rythme, se joignant aux autres pour créer l’eurythmie. »
Et Migot de renchérir que la grandeur de cet art tient au fait que l’homme ne se fait pas centre : « Le centre lui était extérieur. Il y allait28 ». Cet aller au centre est le secret de Migot. Il permet de comprendre sa critique de l’art hellénique, sa valorisation des arts dits primitifs, son refus d’aliéner la forme aux lois préétablies, qu’elles soient celles de la perspective ou de l’harmonie. Il revendique toujours une profondeur non pas calculée, mais suggérée, dont le principe n’est rien d’autre que le déplacement de son centre de gravité hors des limites définies de l’œuvre. A la fin de sa vie, il ne cessera de reprendre les mêmes principes : « La synthèse pour connaître trouve dans l’Inconnu des convergences révélant le centre eurythmique de cet inconnu, et ensuite le Connaître29. »
Le mouvement est eurythmique chez l’Egyptien parce qu’il est tout entier au service de la pyramide. Mais la pyramide reste extérieure à la phrase des dieux qui y font procession. C’est pourquoi l’œuvre extra-hellénique est toujours un commencement et ne prétend pas l’achèvement :
« l’artiste extra-hellénique, avec le compréhensible écrivit parfois de l’incompréhensible pour ses contemporains, en traçant un rythme dont la terminale ne fut perçue, après lui, que par nous probablement. C’est ce qui donne cette universalité à la langue esthétique des extra-helléniques […]30. »
Migot ne valorise donc en aucune manière l’immanence de l’art classique ni la clôture de l’œuvre d’art des modernes. Il n’y voit aucune manifestation accomplie de la subjectivité consciente de soi à la façon des philosophies de l’Esprit. Au contraire, l’art ne devient pour lui digne de son nom que lorsqu’il s’échappe de sa centration élémentaire et ouvre vers un ailleurs qu’il dira plus tard « initiatique ». L’art extra-hellénique dont il se veut l’héritier est animé de rythmes centrifuges, qui vont s’agrandissant, alors que « du développement linéaire complet de chaque individu naît la monotonie. » Loin de tout culte méditerranéen de la perfection, la conception eurythmique ajoute toujours le possible au réel et se définit par sa capacité de développement, qui suppose à chaque instant le « pluralisme rythmique31 ». Il ne faut pas montrer le centre, il faut l’imaginer à partir de la multiplicité des gestes et des lignes. « Nous faire arriver à imaginer des centres », voilà la formule, voilà aussi le paradoxe d’une conception qui ne se donne le centre que pour en éviter le poids excessif et cherche son élision plus que sa théophanie, art tout d’ellipse qui se joue des affirmations simplistes.
Ce serait la différence du cyprès au pommier, conclut Migot, différence où il faut reconnaître aussi bien un hommage aux paysagistes français qu’à l’art chinois ou japonais, ainsi mobilisés pour nous apprendre à aimer autrement les ciels changeants de France, avec l’esthétique subtile qu’ils impliquent. Ce monde de l’arbre et de ses frondaisons mouvantes est encore une fois le monde gothique, dans lequel
« ce n’est plus seulement un volume qui doit être beau en lui-même, mais c’est encore un faisceau de lignes jaillissantes eurythmiquement, déplaçant son centre d’équilibre eurythmique pour aller le confondre avec les centres eurythmiques de tous les autres faisceaux, de toutes les nervures, avec le centre unique et irradiant de la cathédrale tout entière32. »
Migot insiste sur le fait que le Moyen Age en France est parvenu à oublier l’esprit hellénique et que même la Renaissance d’un Jean Goujon demeure dans le droit fil de cette rupture heureuse. Dès lors, la fidélité moderne à l’art français devient la fidélité à des conceptions réellement neuves qui ont su irradier dans toute l’Europe. Tout renouvellement de l’art sous nos climats dépendra de la capacité à réveiller des initiatives aussi imprévues et une liberté qui se dégage de tout culte borné des œuvres. Car il n’est qu’un seul centre, et c’est le cœur de l’homme. Encore faut-il penser le cœur dans son rayonnement véritable :
« Notre cœur n’est plus un centre dont notre corps est la limite. Notre sensibilité est irradiante et sensible à tous les contacts, les plus lointains mêmes33. »
Tous nos actes seront marqués de cette nouvelle sensibilité eurythmique et nous sommes invités désormais à vivre la Nature et la Vie sous cet aspect nouveau34.
3. Trois figures tutélaires : Debussy, Berlioz, Rameau
Nous allons prêter désormais l’oreille au musicien. Le Migot de 1915 aurait pu être également historien d’art ou sculpteur. Celui de 1922 est un musicien conscient de ses moyens et de ses conquêtes dans le monde sonore. Ce fut l’objet des trois cahiers des Appogiatures résolues et non résolues que de reprendre les avancées les plus significatives de la conception de l’art développée pendant la guerre et de les adapter à une pratique de la composition musicale qu’il s’agissait désormais de défendre.
« Appogiatures ». Qu’est-ce qu’une appogiature ? Pour Migot, l’appogiature n’est pas seulement une note d’agrément jouant le rôle d’ornement d’une ligne mélodique. Si elle l’enrichit effectivement, elle « ne doit pas résoudre la dissonance qu’elle apporte ; mais, restant non résolue, elle devient suspensive de la ligne35. » Il n’y a donc d’appogiature réelle que non résolue et purement suspensive. L’appogiature se fait alors mélisme. Considérant les choses de plus haut, Migot va jusqu’à dire que l’appogiature est « la survivance révélant d’anciennes libertés harmoniques et tonales qui donnaient tant de saveur à nos polyphonies médiévales et renaissantes36. » Penser dans cette survivance et la liberté dont elle témoigne, tel est l’enjeu des textes de 1922 et de 1923.
L’histoire qui commence pourrait être racontée comme une histoire du piano. Dans le système de résonance de l’art selon Migot, c’est le piano qui sert de mesure, nouveau luth pour une nouvelle Renaissance. Si Migot raconte l’histoire de la musique comme celle d’une progressive réduction des libertés associées à la musique de luth, on pourrait reconnaître dans l’art du piano le site privilégié pour une reconquête du monde des résonances, cette tablature des « anciennes libertés harmoniques et tonales » à la recherche desquelles toute esthétique des centres eurythmiques se voue :
« Le piano fait entendre des notes non jouées. Des notes vivent, qui n’ont pas été créées par le frapper du doigt sur la touche. Magiquement, des notes se mettent à chanter : ce sont des harmoniques, les résonances nées des sonances des notes. Auréole d’un chant, né du chant lui-même. […] Pour l’audition de l’instrument piano, nous savons qu’il résonne des harmoniques ; il crée donc des ‘sphères sonores’, si je puis proposer cette image, sphères vivantes et mouvantes toujours, qui s’allongent, s’étirent, et se transforment perpétuellement. Sur cette continuité sonore en mouvement, s’inscrivent les rythmes es lignes ou contrepoints37. »
Il en découle un « dialogue sonore » entre les dessins mélodiques et les règles d’harmonie laissent la place à des « règles d’harmonique38. »
L’expression a beau imiter le français de la Renaissance, selon une fidélité toute protestante à l’éloge de cette langue par Robert Estienne39, la méditation du piano est la méditation moderne par excellence. C’est de lui que les nouvelles libertés de la musique vont sortir. On pourrait dire que le piano engendre une musique seconde qui se libère de la musique primaire qui jusqu’ici a eu cours : « Les touches frappées ont créé la musique ; et voici que celle-ci crée musique à son tour40. » L’idée polyplanaire ne conduit pas à une musique, mais à une musique de musiques.
La musique est « corps sonore » et le piano est le corps sonore par excellence. Le piano est une caisse de luth agrandie et peut devenir la caisse de résonance de tout l’orchestre. Telle pièce de Migot s’efforce de traiter le piano « à la manière d’un luth centuplé de puissance, mais résonnant comme l’ancien instrument41. » En agissant ainsi, Migot n’est cependant pas le premier. Il ne fait que continuer l’œuvre pour piano de Debussy :
« Forqueray, Du Fault, Pinel et tant d’autres maîtres luthistes dont nous n’avons plus l’occasion d’entendre les œuvres sur le luth, doivent être lus et analysés comme Debussy pour sa musique de piano42. »
On comprend dès lors l’importance de l’œuvre de Debussy. Elle restitue dans la modernité, et dans la ligne d’un accomplissement de toute la tradition harmonique, une exigence eurythmique d’extériorité du centre qui restitue les anciennes libertés de l’art français. Il est le troubadour que requérait un âge musical surchargé par l’harmonie tonale et chromatique. Par son art renouvelé du piano il devient possible, en une fidélité essentielle à Fauré et à son art de moduler, de retrouve l’art de préluder sur le luth ainsi restitué :
« grâce à la ‘caisse de résonance’ sur laquelle sont tendues les cordes du luth, une note écrite n’est pas seule : elle éveille et appelle, pour les envelopper, ses harmoniques qui agissent sur toute l’œuvre et qui, loin de nuire aux développements des accords écrits, produisent autour d’eux des ‘volumes’ sonores d’une délicatesse extrême43. »
Migot s’est plu à nommer interférence ces actions en retour du son sur le son, ou plus profondément « intersphérence44 ». Eveiller et appeler pour envelopper : c’est la nouvelle conception de la force d’expression de la musique, c’est la nouvelle dynamique de l’art de Migot et du nouveau classicisme qui pourrait advenir. C’est la formule même d’une liberté qui a su prendre ses distances avec la théocratie, l’impérialisme et toutes les formes de tyrannie transitoire. Cette jubilation a-t-elle eu l’avenir qu’elle méritait, c’est une autre question. Un tel doute n’affecte pas la vibration des intersphérences une fois éveillées. Rien n’étouffera le libre trobar de l’histoire humaine.
Penser l’appogiature, c’est penser Debussy. Debussy est l’appogiature non résolue de l’histoire de la musique. A quoi tient la puissance de Debussy ? A la « formule harmonique » :
« c’est par elle, c’est avec elle qu’il enveloppe et recouvre toutes les nouveautés rythmiques, mélodiques et architecturales dont se glorifient les nouveau groupes musicaux45. »
Nous sommes suffisamment habitués au vocabulaire de Migot pour traduire ainsi : chez Debussy le centre eurythmique est fondé sur l’harmonie, non pas l’harmonie d’école, mais une harmonie qui intègre à son évolution les accords dissonants : résolution différée et attraction de tous les paramètres musicaux par ce centre distant, voilà l’idée de Debussy. La liberté harmonique n’existait pas avant Debussy46.
Ne croyons pas cependant que Migot s’en tienne à cette première révolution, qui fut essentiellement une « déformation du cycle tonal » qui a entraîné la disparition des carrures rythmique et mélodiques qui lui étaient associées47. Mais c’est précisément la réussite de Debussy qui exclut qu’on la répète. Il faut seulement déployer autrement et ailleurs cette puissance d’innovation. Il faut surtout faire en sorte que l’élément harmonique libéré n’entrave pas à son tour l’élément linéaire et rythmique. Le modèle, on le voit, n’est plus Debussy, mais Berlioz lui-même,
« le premier parmi les modernes à prouver que l’harmonie n’existe pas en musique ; que tout y doit être lignes sonores, rythmes, timbres et intensités48. »
Berlioz c’est Debussy d’emblée porté à l’accomplissement et conduit au-delà de lui-même dans la pure tradition des polyphonistes français. Debussy n’est finalement grand que parce qu’il pose à nouveau la question de Berlioz et nous oblige comme lui à nous replacer devant l’intégralité du fait musical.
La musique future ne cèdera donc pas à la formule harmonique debussyste. Elle sera au contraire toute linéaire, « écrite sur un substratum harmonique rappelant les ‘tenues’ du plain-chant. ». Ce sera une esthétique d’abord contrapunctique tendant à une « complète indépendance des lignes superposées sans le style fugué, sans la vérification fournie par l’harmonie49. » Tel est le pluralisme linéaire et rythmique revendiqué par Migot :
« Des éléments rythmiques et linéaires évoluent superposés et indépendants jusqu’à la limite possible pour ne pas gêner leur indépendance réciproque50. »
On le voit, le debussysme n’est pas une formule qu’on répète, c’est l’encouragement à une autre histoire de la musique, à un autre déchiffrement de l’épopée de la musique occidentale, avec d’autres tentatives de reprises et autant de souchages inattendus ou profonds.
On peut cependant esquisser les formes de l’harmonie future. Toutes les dissonances y seront admises, au même titre que les consonances, les rythmes et les lignes. Ce ne sont que des moyens expressifs qui n’auront de valeur que par les rapports qui seront établis entre eux. Il y a, d’une façon générale, harmonie dès que nous sortons des simplement doublures à la quarte ou à la quinte de la mélodie principale et l’harmonie résulte de la rupture de ce parallélisme. Mais dès lors la ligne se trouve modifiée par les règles d’enchaînement des accords. Il faudra attendre Rameau, selon Migot, pour voir ce premier équilibre remis en cause. Rameau ne tire plus la ligne, en effet, des contraintes de l’harmonie, mais cherche l’harmonie propre à chaque ligne : « N’en restons pas aux effets intervalliques que contient une ligne, rendons leur place, au contraire, aux valeurs émotives et architecturales qui sont en puissance dans la ligne51 » : tel est le pouvoir de la ligne reconnue comme centre eurythmique générateur de développements52.
Par son usage des accords dissonant, Debussy perdra les ressources expressives que comportait la modulation : surprise, divertissement, réexposition, pont modulant, frôlement des tons voisins. A la place de ce système, il met en place ce que Migot appelle un « Totem tonal » qui remplace les règles de l’harmonie par des systèmes d’opposition entre des climats harmoniques. Ces climats sont traités comme de véritables timbres. A la limite de ce procédé, nous pourrions avoir une musique qui se développe en dehors de tout souci mélodique rythmique et harmonique, « uniquement par opposition de timbres53. » : « Debussy, dans ses constructions musicales, remplaça la ‘ponctuation tonale’ des développements par une ‘ponctuation d’ambiance harmonique et de timbre’54. »
De là, Migot peut enchaîner et formuler son propre credo :
« Le mode, la tonalité et le timbre sont employés pour ponctuer des développements. L’ ‘intensité sonore’ situe les lignes qui concourent à un développement. Chacune de ces lignes sera donc écrite sur un ‘plan sonore’ d’intensité variée et variable. En déterminant les valeurs et les rapports des ‘plans sonores’ et des lignes qu’ils contiennent, l’intensité nous conduit à une conception polylinéaire et polyplanaire55. »
Nous approchons ici des aveux ultimes. La musique polyplanaire a vocation à s’opposer aux promesses de la polytonalité, du sérialisme, de la musique spectrale et autres musiques aléatoires. Par l’idée polyplanaire, la musique se fait moins composition délibérée que dé-composition libératoire. Elle n’est plus concentration redoublée de moyens expressifs, mais déliement permanent de composantes sonores. Elle est perpétuelle relance d’élans lyriques, projection spontanée de lignes, nouage d’un milieu complexe de mélismes et recherche mouvante d’une résultante susceptible de jouer le rôle de fondamentale. Penser la musique dès lors, ce n’est plus évaluer de forces en concertation, c’est oser la superposition illimitée d’inspirations. Si la liberté existe en musique, elle sera polyplanaire ou elle ne sera pas.
Ici commence un nouvel âge de l’esprit. Nous sommes en 1922 et un libre chercheur au monde des sons propose de passer de la musique des timbres de l’école debussyste à une musique des intensités déployées. Qu’est-ce que l’intensité ainsi entendue ? Est-ce seulement la force ou la faiblesse d’un son ? Non, l’intensité est le plan où se font entendre les « sonorités linéaires56 », c’est-à-dire le décours de chaque ligne dans son développement propre. La matière sonore de l’œuvre sera donc réalisée à partir de différents plans de profondeur dont l’étagement répondra à la diversité de lignes contrapunctiques diversement accentuées. Accentuées, et non pas harmonisées, car les plans gardent toute leur liberté sans avoir besoin, comme dans le système classique, de se plier aux enchaînements d’accord ou encore, comme dit Migot, de « contourner le volume sonore57 ». On en conclura qu’il existe en conséquence des développements non seulement linéaires, c’est-à-dire successifs, mais encore en profondeur, c’est-à-dire simultanés. Peut-on mieux parler du dernier Debussy, substituant dans l’analyse de Jeux à l’éloge boulézien de l’aléa, créateur d’espace formel, un espace fait de « mobilité de valeur58 », qui renonce à toute forme de fixation substantialiste sans jamais se soustraire à l’attraction des centres ?
A la balance modale, tonale, ou en timbre-harmonie de Debussy, Migot propose donc d’adjoindre la balance « intensité » conçue comme coefficient de profondeur du phénomène musical :
« Avec l’intensité, nous atteignons en musique la notion d’Espace, la sensation de Temps demeurant le propre de la période rythmique. L’intensité est aiguë ou grave, forte ou piano ; par suite les plans sonores montent ou descendent, avancent ou reculent : ils nous donnent une impression d’architecture musicale ‘en profondeur’, au lieu de cette architecture ‘en façade’ que produisaient les ‘marches tonales’59. »
Tout est son et matière sonore dans cet art car le rythme asservit et le son libère, le son «étant la pensée même60». Pour Migot le son est ce tracé qui « émet une ambiance de surface, de volume, ou de résonance dont elle est, non pas une limite, mais une précision. » Une ligne musicale n’existe donc jamais seule, elle engendre, comme dans le grégorien61, ses modes et ses tonalités, ambiances sonores qui s’en dégagent : « La ligne est autre chose que l’’encerclement’ d’une modalité ou d’une tonalité’.62» Mais tout cela n’est possible que parce que la musique est avant tout matière sonore :
« Nous espérons nous être bien fait comprendre. Il ne s’agit pas de bizarreries nouvelles, mais simplement d’évoquer à la pensée que la musique est avant tout matière sonore63. »
« Evoquer », mot de Migot entre tous dans cet emploi absolu! Cette pensée, cette musique, cette pensée musicale sont évocatoires. Mais elles ne le sont que parce que la musique doit créer du son et que seul le son atteste la réussite d’une œuvre, quelles que soient les mélodies, harmonies, rythmes et formes qu’elle sollicite. La pensée n’est musicale que si elle affronte la matière sonore et suit ses suggestions intérieures. Elle engendre alors une matière sonore « évanescente et renaissante sans cesse », reposant sur les notes écrites et leurs résonances harmoniques, sources des toutes les qualités et défauts sonores de l’œuvre. Le son en sera aéré, plein de fluidité et de résonances car il faut aérer la musique et la rendre sonore. Tout son doit accepter une broderie qui le fait vibrer. Broderies et appogiatures ne sont que des contractions de mélismes à naître64. Ainsi la musique n’est-elle faite que d’appogiatures résolues et non résolues qui constituent le vrai signe de son appartenance au centre. C’est livrer le son aux résonances, et l’œuvre à son ailleurs65.
4. Le pouvoir de transmission de Georges Migot : entre Orphée et Janus
Migot a beau réclamer la nécessité de s’arracher au subjectivisme en art et d’objectiver l’intuition artistique grâce à la notion de centre eurythmique, il va reconnaître les limites de l’expression théorique dans ce domaine : « Pour résumer ces idées, qui ne peuvent être totalement exprimées, tant elles sont à la limite de l’intuition et de la constatation objective, il semble que ma polyphonie pourrait être considérée comme le résultat des superpositions de lignes qui sont des contrepoints, libérés de tout fugato et ayant la liberté des lignes grégoriennes66. » Cette proposition a aussi sa version universelle, où l’on trouve une théorie générale du sens :
« Nous ne recherchons pas la confusion des sens, qui est signe de décadence, et le fait d’un subjectivisme solitaire, emmuré dans son isolement. Nous revendiquons par contre, la superposition des sens qui respecte leur indépendance réciproque, et permet toutes les perceptions de rapports et d’associations les plus lointaines ; signe d’intelligence, d’objectivisme, et commencement de libération dans l’émotion grâce à quoi l’homme sait qu’il crée ou qu’il se trouve devant une création67. »
Là où l’antique pensée médiévale insistait sur le rôle cardinal de l’analogie, Migot propose d’instaurer un contrepoint généralisé, qui vaut dans chaque art comme dans la réunion de tous les arts, jusqu’à engendrer ce « contrapunctisme psychologique et lyrique » dont il crédite Debussy dans le Martyre de saint Sébastien, qui lui semble retrouver, « par un bond prodigieux », les « régions lointaines » des mystères médiévaux68. Art à la fois descriptif et créateur, si par descriptivité on entend une « descriptivité d’ambiance » qui se libère des sens idéels de la parole et développe un contrepoint nouveau. Rien ne doit être ici imité, tout doit être échappement d’une ligne créatrice, c’est-à-dire encore libération du pouvoir de résonance qu’importe avec elle toute forme finie, dès lors qu’elle est pensée en regard de l’eurythmie de son centre.
S’il fallait résumer en un mot l’apport de cette mythologie de la « re-sonance » et de ses « intersphérences polyplanaires » (et c’est à dessein que j’use en rafale de ces mots étranges et vaguement sonores), je dirais que Migot nous conduit à une singulière expérience des limites. Les limites ainsi touchées sont les limites du langage. La formule pourrait paraître banale si nous ne sortions pas d’un siècle d’intelligence féroce où tout fut langage. De Boulez à Lacan, tout était langage, l’inconscient comme la musique, l’espace du symptôme comme l’espace sonore. Migot ne peut prétendre à cette puissance de construction, mais il peut revendiquer une autre finesse d’ouïe. Il place son effort dans la puissance libératoire que la musique prodigue à qui se tient sur les domaines frontières de la perception et de l’esprit. Migot ne s’est jamais établi dans le droit fil du son, mais s’est voué à la dissolution du son, et à l’impossibilité latente de la musique. Dialecticien incomparable de la musique, Hegel enseignait que le son musical était une vibration qui s’espaçait pour devenir esprit. Migot de même, témoin en ceci de ce que Hegel a appelé la Fin de l’art, s’est demandé s’il existait un espace habitable par l’art aux marges de son règne, précisément dans les sphères de sa disparition. La crise que Cocteau rendait sensible par son éclectisme, Migot, plus largement encore que Satie, a su la diagnostiquer dans la vie même du son et l’a amplifiée en entraînant ses auditeurs dans la quête d’une musique à jamais non écrite. Souvent je me suis demandé si Migot composait pour inventer des musiques ou pour convoquer le silence. Et je pencherais aujourd’hui pour la deuxième hypothèse. Et c’est dans ce silence qu’il voyait se déployer ses épiphanies polyplanaires.
C’est à cet aune qu’il faut évaluer l’hermétisme de Migot, qui n’est pas seulement un vacillement entre les magies blanches et noires, mais la mobilisation d’une sensibilité marginale prompte à saisir des événements essentiellement voués non pas aux signes, mais à ce qui passe entre les signes. Il fait bon condamner la magie des autres quand on se donne la magie des moyens concrets et des efficaces irrésistibles et c’est sans doute ainsi qu’il faudrait traiter le chemin renversé de Messiaen par rapport à Migot, dans leur commune puissance d’évasion à l’égard des poncifs du formalisme. Messiaen n’a pas besoin de pressentiments occultes car il lui suffit de disposer des moyens occultes de son harmonie exacerbée, de même qu’il lui est facile de se tenir à l’écart des tradition équivoques dès lors qu’il se livre aux effets troublants d’un sensualisme baroque redoublé de vaticinations apocalyptiques. D’ailleurs la musique aime ces maléfices car l’ascétisme contrapuntique d’un Migot ne pourra jamais rivaliser avec les éblouissements harmoniques et les ostinatos rythmiques du compositeur de « la fin du temps ». Migot ne s’est pas autorisé ces possessions irrésistibles mais peut-être primaires et c’est pourquoi son accès demeure réservé. Mais cette difficulté atteste, c’est mon intime conviction, qu’il a atteint une région d’abolition de la musique où règnent, et c’est le paradoxe suprême, des possibilités esthétiques dont nous dépendons encore, que nous soyons musiciens ou simplement hommes d’esprit.
Aussi ne puis-je que répéter avec Migot que contrapuncter le monde, c’est le libérer de son existence physique pour le faire entrer dans une existence seconde où tout est rapport, écho et analogie. C’est encore rejoindre une certaine tradition celtique « où la Nature est trop sensible pour ne pas se mêler aux actions humaines. » Et le propos de s’achever sur un programme énigmatique qui associe le panthéisme des Anciens et l’interdit biblique des images, «panthéisme supérieur, décor animiste, qui nous éloigne de l’idolâtrie que risque de devenir toute incarnation plastique de la Divinité69. » Il y a place pour un évangélisme presque païen face aux fastes du baroque catholique : c’est la réponse de Rabelais au chantre du Génie du Christianisme…
« Le génie français est synverbal, synscénique, syndécoratif, il est tout naturel qu’il soit symphonique et synchorégraphique70. » Peut-on dire, pour continuer cette liste rabelaisienne, qu’il soit « synmigotique » ? La question n’est pas aussi absurde qu’il y paraît. Au mot « synverbal », Migot ajoute une note bien éclairante : « Et cela, même jusqu’à l’impossible matérialisation proposée par Villiers de l’Isle-Adam dans le Monde nouveau71. » J’appellerai pour ma part « synmigotique » la musique qui souffre de cette impossibilité. Et j’appelle « symmigotique » encore la pensée qui se voue à la méditation de cette impossibilité. Georges Migot règne au centre de ces défis.
L’enquête sur cette crise de la matérialisation des œuvres de l’esprit, crise où Hegel, je l’ai dit, voyait une attestation certaine de la « fin de l’art », pourrait se poursuivre tout au long de l’œuvre écrite et poétique de Migot, pour ne rien dire de son œuvre musicale, de sa correspondance, de sa peinture et de sa gravure sur bois. Tous ces massifs restent en attente de leur lecture et de leur interprétation dans son siècle, et dans la perspective des mille ans de musique française dont elle se réclame72. Je n’avais cependant pas à assumer cette charge entière. J’avais à répondre au jugement, né avec Pierre Boulez, de l’occultation de Debussy par ses successeurs immédiats. J’ai voulu montrer qu’à condition de savoir la langue du Sâr Péladan, de Max Théon, de René Guénon ou de Villiers de l’Isle-Adam, oui, on pouvait attester la réalité d’une magie continuée, dont le nom le plus propre comme le plus énigmatique est eurythmie. Bien sûr, cette eurythmie n’est pas entièrement élucidée, mais elle permet de replacer les réalisations les plus subtiles de Debussy dans sa dépendance et de proposer une autre vision des développements ultérieurs de la musique.
Bien sûr, on pourra objecter que le principe vivant de ce mouvement artistique est d’abord un fait sonore et qu’il est inutile de lui trouver des racines dans une ontologie plus ou moins ésotérique. Mais précisément Migot ne renonce jamais à ce primat d’un son qui, selon ses indications, est pensée. C’est peut-être même cette insistance extrême sur la matière sonore qui peut le plus étonner le lecteur de Migot. Comment une telle célébration de la vocation de l’esprit à faire centre peut-elle s’accommoder de la présence envahissante d’une matière sonore qui semble l’ancrer à l’excès dans les somptuosités de l’orchestre ? A mon avis, il n’y a pas trop peu, mais trop de son chez Migot et son spiritualisme est un spiritualisme tellement qualitatif qu’il peut, dans ses racines vibratoires, se confondre aisément avec un certain matérialisme, fût-il rêveur. Ce risque a frappé d’autres hermétismes qui, pour s’être tellement confiés aux influences émanées de la matière, se sont vouées à une forme d’adoration de la pierre philosophale, nouveau veau d’or dont l’alchimie a la charge et dont elle porte toutes les ambiguïtés.
Esthétique fin de siècle, l’esthétique des centres eurythmiques l’est à coup sûr, et son extrême élévation morale est complice de bien des somptuosités crépusculaires d’une matière invoquée comme source de salut. Ces dialectiques sont présentes chez Baudelaire comme chez Proust, qui trouvait plus de sens au bouton d’un corsage qu’à toute une bibliothèque d’abstractions enfermées dans les mots73. C’est même ce sens des belles matières qui caractérise l’art entre 1900 et 1930 et Migot ne renie pas ici les origines de son émotivité sonore exceptionnelle : telles sont les assises de son élan vers l’indicible.
Le risque de tels renversements n’est pas tant que l’esprit s’y perdrait, qu’il risquerait de se muer en un simple sens du décor. Le risque est connu chez Mallarmé dont les compositions complexes n’ont pas dédaigné de se confondre avec un éloge de la mode. Le sommet de l’intelligence pensante peut aussi bien s’identifier avec la neutralité des choses. Migot voit volontiers ses lignes s’inscrire dans la matière sonore comme des incisions dans le bronze ou le cristal. Qui n’y verrait les pesants produits de l’art-déco ? Loin d’échapper à la dialectique réelle de son temps, Migot l’anticipe et invente un debussysme sans Mélisande et sans Golaud, c’est-à-dire sans catastrophe humaine, qui voue le système sonore à consentir à sa propre magnificence plus qu’à son emploi pour dire la détresse réelle des hommes. Se moquant des retours-à qui auront ponctué son temps, il remarque que revenir à Beethoven c’est plus revenir à un drame humain qu’à une musique74. Mais le centre eurythmique chez Migot ne tient-il pas la place que joue chez Beethoven le drame humain ? L’inflation du centre n’est-il pas la preuve de son défaut ? La prolifération du monde influentiel serait alors le signe d’une dégénérescence du centre plutôt que la preuve de son affirmation souveraine.
Ces questions, le Migot de la maturité à coup sûr se les est posées. Il ne faut pas chercher ailleurs le puissant tournant religieux qui va marquer son œuvre à partir de 1936, quand il va composer son premier oratorio, le Sermon sur la montagne, prélude au cycle christique qui comptera La Passion (1941), L’Annonciation (1946), la Nativité de Notre-Seigneur (1954), La Mise au tombeau (1949), La Résurrection (1953). Cette fois, le spiritualisme du centre trouvera le puissant appui des dogmes fondamentaux du christianisme. Pourtant est-il certain que les difficultés de toute la succession Debussy aient été entièrement surmontées ? Les écrits de la dernière partie de la vie retournent aux énigmes du début et méditent sur les termes de l’équation suprême : « La matière n’est qu’un épisode passager produit par l’œuvre créée75. » Ou encore « La musique dont la spiritualité n’est pas présente, aboutit à une catastrophe. » Ou enfin : « Le matériau qu’il soit sonore, verbal, rythme, couleur, volume, se morcelle lorsque la notion Espace en est absente pour réaliser une continuité. »
Mais précisément, l’Espace « polyplanaire » résume toutes les tentations de la vibration mise en branle par Migot. N’est-ce pas dans l’espace que la matière sonore révèle son pouvoir de propagation et d’occupation des vides du discours musical ? Comment un espace peut-il se défendre de sa propre matérialité ? Et le christianisme lui-même contient des retournements qui se révéleront vertigineux sur ce plan : « Symboliquement il est dit que le Christ retournera en sa Mère (Materia)76 ». Ainsi la matière est-elle l’avenir de l’esprit et la matière sonore est le fantôme obsédant de tout spiritualisme musical. Qu’il en fasse un « espace », c’est ce qu’attend de lui le centre. Mais si l’espace demeure le véhicule d’affects irréductibles, la matière imposera son chatoiement sensible et le centre rencontrera une résistance impensable. La dialectique de la matière sonore est le tourment de la haute pensée musicale de l’eurythmie et Migot en est le témoin avancé jusqu’aux limites de notre temps.
Migot aura connu des tourments de fin d’un siècle aux alentours de la fin du suivant. Cette constance est un signe pour la pensée. Elle aura consisté à maintenir une attention sans égale à la nouvelle perception debussyste de la musique. Elle en aura porté toutes les ambiguïtés sans s’abriter derrière des élaborations techniques vouées à l’aléatoire. Elle aura maintenu jusqu’au bout le principe sensoriel et l’exigence d’émotivité soulevée par l’auteur de Pelléas. Certainement, elle n’aura pas élevé des mythes à sa mesure77 et les promesses de nouveaux Mystères médiévaux se sera achevée par un art d’imagier de l’Evangélisme qui n’est peut-être pas la seule suite concevable aux Agrestides78 ou au Zodiaque. Reste le témoignage d’une œuvre portée jusqu’aux limites de sa cohérence et l’art permanent d’ouvrir des possibles dans le son comme dans l’intelligence.
Ces possibilités sont autant d’architectures jaillissantes, sorte de néo-gothisme sans culte et de vitrail sans pontife79. L’homme y a-t-il sa place autrement que comme Christ-Dieu ? L’arabesque cacherait-elle l’âme, et la vibration l’individuation humaine ? L’eurythmie masquerait-elle le sanglot de la beauté ? La sphère cacherait-elle l’angle ? On peut construire deux types d’objection à cet univers.
La première, la plus rigoureuse sans doute, consiste à déceler dans tout ce trajet les conséquences d’une position initiale empruntée à la théosophie de la fin du siècle. Ce serait un cheminement critique à la manière de René Guénon. Pour cet expert des forces spirituelles à l’œuvre dans le monde contemporain, la dialectique de la matière sonore est la conséquence inévitable de toute initiation incomplète. Toute initiation, et l’on sait combien Migot est attentif à l’initiation, est susceptible à ses yeux de basculer en contre-initiation80. Qui se voue aux influences issues du monde physique et aux « petits mystères » qu’il véhicule sera rejoint par la matière qu’il croit maîtriser et plus il se veut esprit, plus il se fait matière et solidification dans la matière. Migot aura joué avec l’initiation sans poursuivre un chemin authentiquement traditionnel81 et il aura retracé avec tant d’autres, peut-être d’une façon plus exemplaire, les conséquences d’un jeu inabouti avec le monde spirituel. Ce jugement est terrible, mais il est rigoureux. Surtout il ne vise pas la personnalité de Georges Migot, il le saisit dans son siècle et il a l’avantage de proposer en même temps une véritable évaluation de la magie du debussysme. Que Debussy ait appartenu ou non à la société secrète de l’AMORC82, il est clair que sa magie n’est pas gratuite et que sa prégnance reflète la prégnance de son siècle tout entier. Or ce temps est un temps de rematérialisation de l’esprit. Le grand artiste n’a pas à lutter contre des forces qui appartiennent à des cycles cosmiques, il a seulement à en enregistrer de la façon la plus fine les mutations qui gouvernent le monde. Il n’est pas un réformateur, il est un sismographe. Debussy l’a été jusqu’à l’angoisse et au cancer, Migot l’a été jusqu’à une forme de solitude dont il y a peu d’exemple dans la musique contemporaine. Son œuvre se voue à une forme de dédoublement entre matière et esprit qui ne connaît d’issue que dans la nuit mystique de l’âme religieuse. Il aura été le témoin des dualités ultimes de son temps.
On peut encore juger le dossier sur un mode plus humaniste et en un sens, Migot, qui se voulait l’héritier de la Renaissance, mérite cette autre confrontation. A coup sûr, sur le plan musical il aura préféré la Renaissance des polyphonistes à celle de la Réforme mélodramatique, même s’il reconnaît l’importance de Monteverdi83. Mais il faut s’élever plus haut et constater la raréfaction de la présence de l’homme dans l’émotivité sonore migotique. L’homme, on l’a déjà vu, y est chanté dans une plastique toute égyptienne, comme l’élément d’un groupe et il est rare de voir un humaniste repousser autant l’art hellénique et son culte de l’individu. Migot disperse l’homme dans un monde vibratoire dont la sphère enveloppe les destins particuliers. Tout est kaléidoscope et miroirs chez ses auteurs, pour reprendre le titre d’un essai majeur de sa dernière période. Un homme n’est ici que la somme de ses reflets, de ses dédoublements, de ses projections inversées sur lui et sur les autres :
« Il y a des instant où je suis mon père, d’autres ma mère, d’autres mon frère, d’autres ma compagne, d’autres quelques amis chers, d’autres mes œuvres qui sont mes enfants, d’autres la solitude créatrice. Ne voyant plus rien du Monde et de nous-même, en leur état immédiat et en leur état multiplié par le kaléidoscope, nous pénétrons tout entier en lui. […] Nous croyons alors à notre Unité, mais Celui qui nous regarde par l’oculaire, nous voit multiplié, formant des groupes à la fois enlacés et séparés, aux visages en tous sens orientés84. »
Cet humanisme n’est voué ni à Vénus, ni à Mercure, il est au pouvoir de Janus. Sur terre tout est miroir et ne résistent à cette perte d’identité que ceux qui ont le don de l’illusion :
« L’Illusion est un miroir qui double, pour l’instant qui vient, ce que nous sommes dans son attente. Heureux ceux-là à qui il est accordé de posséder pareil miroir, car ils captent des Forces irréelles mais efficientes par le dynamisme même que celles-ci suscitent entre eux85. »
Dans le rapport de l’âme à elle-même tout est contrepoint et c’est de ce contrepoint que naît la fondamentale résultante qui ordonne les plis et les replis des lignes. Cet humanisme de Narcisse voué à l’eau qui le disperse n’est pas un humanisme de l’altérité, mais un humanisme du Même, d’un Même proliférant et dédoublant, d’un même qui découvre avec stupéfaction quelle ontologie polyplanaire le gouverne dès lors que le monde n’est pas réductible à un sens univoque. S’il fallait caractériser cette ontologie du multiple radical, on pourrait la définir comme un espace feuilleté où les plans d’être qui s’y manifestent n’influent pas les uns sur les autres, mais affirment leur permanente indépendance. Le monde est une variété dans un continu fondamentalement incoordonné. Cette ontologie renonce à penser le multiple sous la catégorie d’action réciproque et cherche un accord par le seul réglage des résonances d’un contrepoint en expansion. S’il y a une ontologie polyplanaire, il doit y avoir de même une éthique et une politique polyplanaires, où l’individu est l’inter-sphérence de la commmunauté, et où la communauté est la résultante non écrite des arabesques individuelles.
Il pourrait être tentant de rapporter cette méditation aux multiplicités qualitatives selon Bergson. Il suffirait alors de dire avec le philosophe de l’Essai sur les données immédiates de la conscience qu’il n’y a pas de durée unique ni de rythme unique de la durée. Celle-ci admettrait une élasticité inégale et une pluralité de mouvements engendrant une différence « mouvante ». Mais le motif du suspens de la causalité reconduit l’idée polyplanaire d’abord à Malebranche et à la critique de l’efficacité des causes secondes. Le monde n’interagit pas, il se pose selon une loi unique et extérieure à lui. La transcendance lui donne la chance d’un pur espacement sans réciprocité. L’inspiration que Migot donne à la pensée ne pourra jamais être essentiellement orientée vers la temporalité et sa rythmique, puisque chez Migot la notion d’espace sonore est toujours première : « le rythme n’est plus là seulement pour enregistrer dans le Temps une ligne sonore, mais pour la ponctuer dans l’Espace86 ». L’ontologie polyplanaire est une ontologie des espaces et non des fluctuations du temps. L’eurythmie ne révèle ses centres que dans l’espace.
Si nous voulions maintenant donner un nom à cette Renaissance où l’homme finit par s’effacer à force de se découvrir créateur, il ne faudrait pas s’en tenir à la révélation platonicienne d’un Ficin, encore trop contenue dans les termes d’une simple ascension dialectique. Il ne faut pas davantage se fier à un Luther persuadé que la suite de ses doubles n’est que la forme de ses fautes, qu’une confiance en l’unité de soi-même suffira à réconcilier avec le Christ. Non, cet humanisme de la fondamentale non écrite, cet humanisme de la quinte essence, cet humanisme de la matière lyrique et du centre hors de soi est un pantagruélisme et Migot est le baphomet d’un Rabelais musicien revenant hanter les bords d’une Touraine oubliée87.
L’homme polyplanaire succède à l’homme de la bouteille : chez l’un la fondamentale n’est pas écrite, chez l’autre le mot de la bouteille est donné dans un cinquième livre posthume, apocryphe, et pour tout dire non écrit, comme si le fondement n’était jamais au commencement, mais devait toujours résulter de la résonance des quatre assises qu’il commence par se donner. De son oeuvre le pseudo-Rabelais disait au Cinquième livre : « je ne saurais en quatre livres vous en exposer la tierce d’une seconde88 ». C’est dire qu’en quatre livres, il ne saurait figurer le rapport irrationnel de 3 et de 2. Précisément ce rapport est la fondamentale soustraite qui fait du monde une polyphonie sans préalable, une libre circulation autour d’un centre inexprimable, le fameux manoir Manoir de vérité selon Rabelais89, le Métatron de la Kabbalah, informe et ineffable, qui précède toute genèse et toute ontologie.
Tout est groupe dans l’homme feuillu de Parthenay qui émerge du bois des générations et des métamorphoses. Tout est rire dans ce monde où personne n’est lui-même. Tout est géant dans ce monde où tout être s’accroît de toutes les générations vibrantes qui vivent en lui. Ce n’est pas le Satyre de Victor Hugo qui vient à nous, mais le Raminagrobis de Rabelais régnant dans son « logis poëticque » : « Nous avons ici près la Villaumière un homme et vieux et poète, c’est Raminagrobis, lequel en secondes noces épousa la grande Gorre, dont naquit la belle Bazoche90 ». On devine seulement des lignées, aussi compliquées que le réseau des sources : mystère des mariages initiatiques et des filiations aberrantes. Les signes se multiplient, se contredisent et se refusent au déchiffrement. Il faut distinguer des plans autonomes et pourtant ils sont imbriqués. Comme le suggère Rabelais, il y a plusieurs mondes « soy se touchans les uns les aultres »91. Et de fait, quiconque parvient au fond de la gorge de la musique peut s’écrier comme le narrateur du Pantagruel : «Jesus (dis-je), il y a ici un nouveau monde92 ? ».
Migot connaît ce langage :
« il y a des instants où notre vie affective, ou intellectuelle, ou créatrice, par une Force qui ne vient pas de notre vouloir voulant, se trouve placée en ce kaléidoscope. […] Notre ‘je suis’ est alors comme celui d’un fœtus qui, en venant au monde, est un autre ‘je suis’ : aussi intensément ‘je suis’ que le premier. Expulsion du ‘je suis’ que nous étions, par une Force qui n’est pas nôtre, vers le nouveau ‘je suis’ où notre entendement ne peut concevoir une continuité qu’en invoquant l’hérédité. Quelle hérédité ?[…] Une autre Force nous expulsera de notre vie actuelle pour atteindre à une autre vie93. »
Migot avait l’art des questions, surtout des questions sans réponse : « Quelle vitesse exacte de giration sur lui-même, Janus doit accomplir pour dépasser le fragmentaire de succession de son être, afin d’atteindre à la vue totale de son être en mouvement ? Et comment ne dépasse-t-il pas cette vitesse au-delà de laquelle il serait immobile ?94 » Ces questions sont des questions « pantagruélines », comme les appellent le Maître de Chinon, et ont leur place dans le recueil de ses almanachs et prognostications les plus farfelus95. Soudain la différence des hommes et des choses s’efface, des termes et des reflets, des suites et des coupures, des mots et des silences. Migot croyait que cet instant s’appelait Dieu et que si la création de ce Dieu était janusienne, son évangile était johannique. Les deux Jean gouvernent l’univers de Georges, Jean du solstice d’hiver et Jean du solstice d’été. Jean-Janus est la clé de ce coeur :
« Jean : le Cœur christique, ayant comme Points cardinaux, les Quatre Chevaliers de l’Apocalypse. Pour quelle poitrine pareil Insigne ?96 »
Nulle poitrine ne s’offre depuis longtemps pour cet office. Qu’il me soit permis, comme témoin éprouvé de cette épopée, de faire une hypothèse conclusive. Il n’est de vérité de Migot qu’à se libérer de l’image de Georges Migot, musicien français des années 30, pour entrer dans une résonance plus digne de lui. Mi-got, peut-être la moitié d’un dieu inconnu, n’est que le nom fugace d’une transmission qui avait élu domicile rue de Naples, à Fondettes ou à Parthenay. Pourquoi fixer sous des identités minimales des ondes autrement invisibles ? Migot était l’esprit d’une France millénaire penché au bord d’une musique essentiellement claire. Migot invitait à boire à cette source et ne retenait personne car nous ne sommes personne quand nous sommes appelés à retrouver notre vérité dans la vie profonde du son. Il n’est pas besoin de s’attarder auprès du kaléidoscope car tout y est miroir. Certes, Georges Migot a eu le talent de s’orienter dans ce palais des images et des glaces brisées. Mais le suivre ne consiste pas seulement à recomposer les morceaux et à compter un à un les reflets, ce que j’ai trop fait dans ces pages, mais à abolir les destins particuliers dans une pérégrination plus anonyme où tout effort, toute histoire, toute création n’est convoquée que pour s’abolir. La matière sonore elle-même n’est qu’un vecteur. Par le son-Migot c’est le plus vibratil de l’humain qui se transmet, visage non plus de marbre et de pose, mais passage angélique au cœur des contraintes terrestres. L’éthique des personnes est une éthique de l’autre, la musique des Narcisse est une amplification du même. De l’humanisme transmis par Migot, il restera cet enseignement qui a encore toutes les raisons de nous sidérer : apprends à être le même si tu veux te simplifier après t’être multiplié. Entre dans l’empire du semblable et tu seras libre. Echappe aux altérations et médite la similitude qui conjoint : tu auras les raisons de l’analogie. Rejette les complications de la différence et consens aux inspirations de ton âme jumelle. Il y a un Dieu pour les amants de l’identique. Ce sont eux les chevaliers des transmissions occultes.
1 Pierre Boulez, « La corruption dans les encensoirs », in Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, p. 34-36. Ce texte date de 1956. Boulez connaît les grands partisans de la musique modale, Vincent d’Indy et Maurice Emmanuel, qu’il appelle « les puristes du modal », p. 21. Ils furent les maîtres de Georges Migot. Et voici comment Boulez considère tout retour à la polyphonie de la Renaissance après Debussy : « Les affolants soubressauts – affolants autant qu’affolés – de Bach à Tchaïkovslky, de Pergolèse à Mendelssohn, de Beethoven aux Polyphonistes de la Renaissance, marquent les étapes d’une faillite éclectique et misérable, sans, pour cela, que le moindre embryon de langage fût arrivé à se faire jour. Paresse intellectuelle, délectation prise commme fin en soi, – ou, si l’on veut, hédonisme morose –, ce n’étaient pas là des atouts bien sérieux pour une telle recherche, il faut en convenir ; ils ont donné le résultat qu’on pouvait en escompter. », « Moment de Jean-Sébastien Bach », p. 19. Ce texte date de 1951. Sur Rameau et Debussy, même jugement, op. cit., p. 36.
2 Cf. Catalogue des œuvres musicales de Georges Migot, édité par Marc Honegger, Les Amis de l’Oeuvre et de la Pensée de Georges Migot, Institut de Musicologie, Strasbourg, 1977. Je ne peux à ce propos qu’exprimer ma profonde gratitude pour l’œuvre d’exposition et de diffusion de la pensée de Georges Migot par Marc Honegger, dont la compétence et la ferveur n’ont eu d’égal que la fidélité actuelle des Amis de de l’Oeuvre et de la Pensée de Georges Migot à la continuation de cette tâche.
3 Cf. Max Pinchard, Connaissance de Georges Migot, musicien français, Paris, Les Editions ouvrières, 1959 : « La vie de Georges Migot, simple dans ses événements extérieurs, est une aventure au sens où Christophe Colomb l’entendait lorsqu’il déployait toute son énergie à la découverte d’une terre nouvelle. » Je ne fais que poursuivre les chemins de cette découverte.
4 Bruno Pinchard, Le bûcher de Béatrice, Paris, Aubier, 1996, p. 240.
5 Bruno Pinchard (dir.), La légèreté de l’être, études sur Malebranche, Paris, Vrin, 1998, p. 33.
6 « Ces Méditations mythologiques ne sont peut-être qu’un essai de debussysme philosophique, qui tire d’une certaine divisibilité de l’espace de nouvelles règles de composition de la pensée », Bruno Pinchard, Méditations mythologiques, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2002, p. 23. Et plus récemment : « Polyphonie du désordre », à consulter sur le site de la Faculté de Philosophie de l’Université de Lyon3. Pour être complet, il faut ajouter que j’ai publié en 1970 un premier témoignage sur ma fréquentation de Georges Migot dans la revue Musica.
7 Cf. Dictionnaire de la Musique, éd. Bordas, art. Georges Migot, signé par Marc Honegger et La musique religieuse de Georges Migot, Revue Zodiaque, n° 167, janvier 1991.
8 Mais ne sont publiés qu’après la guerre : cf. Georges Migot, Essais pour une esthétique générale (désormais EE), Paris, A l’enseigne du Figuier, 1920, deuxième édition 1937 sous le titre : Essais commentés et complétés en vue d’une Esthétique générale. Je ne cite que la première édition, sauf quand je l’indique (EE2).
9 Georges Migot, Appogiatures résolues et non résolues, Paris, Editions de la Douce France, Premier cahier 1922, Deuxième cahier 1922, Troisième cahier non daté <1923> (Les Cahiers de la ‘Douce France’. N°5 — respectivement ARR I, II et III). Les Cahiers étaient publiés sous la direction de Emmanuel de Thubert, à qui le texte de Migot est dédié, et se présentaient comme une « revue d’Art ». On trouve parmi les collaborateurs des auteurs régionaux comme Philéas Lebesgue, des amis de Paul Gauguin comme Paul Sérusier ou Emile Bernard, un proche de Rémy de Gourmont comme Gabriel Brunet, une chorégraphe moderne comme Renée Odic-Kintzel. Ce milieu semble avoir été marqué par un certain intérêt pour la « Sensibilité Celtique », le Compagnonnage et les problèmes de l’élite, tous éléments qu’on retrouve dans les revues ésotériques de l’époque, à commencer par Le Voile d’Isis de Tamos. Je remercie Emmanuel Honegger, Secrétaire de la Société des amis de Migot, d’avoir mis à ma disposition ces textes rares.
10 Georges Migot, Lexique de quelques termes utilisés en musique avec des commentaires pouvant servir à la compréhension de cet art, suivi de Compléments, adjonctions, déductions, Les Presses modernes, Paris, 1932. Deuxième édition avec une Introduction de Maurice Henrion, Paris, Didier, 1946. Je cite cette édition (désormais LM). En 1932, sont parus Les écrits de Georges Migot recueillis par Jean Delaye aux Presses Modernes à Paris. Cette collection comprend le présent Lexique, Matériaux et mentions (cf infra) et Ecrits sur des sujets divers.
11 Georges Migot, Matériaux et mentions, Paris, 1932.
12 Georges Migot, Kaléidoscopes et miroirs (ou les images multipliées et contraires), suivi de Matériaux et inscriptions, esthétique et pensée, préface de Maurice Chattelun, Inspecteur Général de l’Education Nationale, postface du Docteur Claude Macrez, Toulouse, Centre d’art national français, 1970. Les écrits publiés dans cet ouvrage sont marqués de la date de 1956 (désormais KM).
13 Par exemple, « Propos impromptu », in Le courrier musical de France, n° 28, 4ème trimestre 1969.
14 ARR II, p. 12.
15 Non pas celle du romantisme allemand, mais celle, faite de spiritisme et d’hindouisme magique, de madame Blavatsky et d’Annie Besant. On consultera sur ce mouvement le classique Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, de René Guénon, Paris, 1923, 1986, en particulier le chapitre XXVIII, Théosophisme et protestantisme, ainisi que les analyses de l’auteur sur le Christ théosophique et l’Ere du Verseau, p. 404, auxquels Migot rattachait volontiers sa musique (cf son oratorio De Christo initiatique).
16 EE, p. 13.
17 On lit dans l’ouvrage de Guénon cité cet enchaînement intéressant : « Les ouvrages de M. Edouard Schuré sont, paraît-il, avec ceux de M. Maeterlinck, ceux qui, dans le domaine littéraire, ont contribué à amener le plus d’adhérents au théosophisme. », p. 335.
18 L’Ecole d’Eurythmie du Goetheanum de la Société Anthrophosophique a été créée et dirigée par Marie Steiner après la mort de Steiner en 1925. Dans son essai sur la musique, L’essence de la musique. L’expérience du son, Editions Anthroposophiques Romandes, Genève, 1985, Rudolph Steiner développe, à la suite de Schophenhauer, l’idée que l’harmonie est au au centre de l’expérience métaphysique de la musique, se distinguant ainsi profondément de la pensée modale et mélodique de Migot.
19 En 1951 (et non 1931 comme il est imprimé par erreur dans le Catalogue des oeuvres), Georges Migot mettra en musique trois mélodies de Peter Deunov, fondateur de la Fraternité Blanche Universelle et créateur de ces exercices spirituels de groupe intitulés Paneuryhmie. C’est dire, là encore, l’intérêt du compositeur pour les spiritualités syncrétiques héritées du mouvement théosophique. Il reste que Migot n’aurait pu se contenter des oppositions simples, avancées par Deunov, entre une musique actuelle « qui cherche » et une musique psychique qui apporterait une sorte de parousie des couleurs et des rythmes. Voici comment Deunov s’exprimait : « Le modernisme dans la musique, à savoir la musique de l’impressionisme et de l’expressionisme – ce n’est pas la musique nouvelle; mais c’est une musique qui cherche. Les modernistes possèdent de grandes richesses, mais leur bétail de trait est faible, ils n’arrivent pas à les livrer. », in Les archives de Boyan Boev, vol.II (Béinsa Duno, Acordirane na chovechkata ducha, Les Editions Fraternité Blanche, Sofia 2000 ; je remercie Kamen Mitev à qui je dois la précision de ces références).
20 Faut-il penser au Mouvement cosmique de Max Théon, première formulation de la Fraternité hermétique de Louxsor ? Rien ne permet de l’affirmer. Cependant Migot s’est toujours dit « initié » aux mystères de l’Egypte (témoignage personnel ). Il faudrait aussi faire quelques recherches autour du milieu de Fulcanelli dont Migot se sentait très proche.
21 Nous sommes dans la ligne de Debussy lui-même : « Il n’est jamais question non plus d’une forme quelconque, ou du moins cette forme est tellement multiple qu’il est impossible de l’apparenter aux formes établies – on pourrait dire administratives ; cela se tient et se compose par petites touches successives reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance », à propos de la « La chambre d’enfants » de Moussourgsky, in Claude Debussy, Monsieur croche, Paris, Gallimard, p. 29.
22 EE, p. 13. Et le rythme est lui-même un rapport : « Le rythme est la réalisation d’un rapport perçu entre deux moyens concourant à la création d’une œuvre », EE, p. 85.
23 Par exemple, René Guénon, Symboles de la science sacrée, Paris, 1962 : Le Sacré-coeur et la légende du Saint Graal, Le coeur et la caverne, Le coeur rayonnant et le coeur enflammé, Coeur et cerveau, L’éther dans le coeur etc.
24 EE, p. 93. Et encore, à propos de la divergence : « Qu’importent la pluralité et la diversité des moyens, des sujets, des temps, si l’artiste y trouve l’eurythmie d’où se dégagera ce centre de réunion des rapports, seul nécessaire puisqu’il justifiera cette réunion, malgré la pluralité et la divergence des moyens, des sujets et des temps. », EE, p. 90.
25 EE, p. 15.
26 EE, p. 17.
27 EE, p. 53.
28 EE, p. 131-32. En EE2, on lit ceci : « L’immobilité de l’oeuvre grecque est-elle la résultante de ce centre eurythmique non extérieur au sujet ? La ‘perfection immobile’grecque crée l’impossibilité d’aller plus loin. Mais l’impossiblité d’aller plus loin est-ce la seule perfection ? », p. 138. Et Migot ajoute que l’art extra-hellénique propose un centre rythmique extériorisé dont les courbes, par exemple dans les bouddhas immobiles, « font circuler le Mouvement universel de la Pensée. »
29 KM, p. 121.
30 EE, p. 143.
31 EE, p. 150.
32 EE, p. 167. Le propos implique évidemment toute une position polémique sur l’art de l’époque : « Lorsque l’hellénique veut faire œuvre d’art par affinités de rapports, il crée le cubisme, alors que l’extra-hellénique c’est Fouquet, c’est l’artiste chinois, persan, japonais, indou ou égyptien. », ARR, II, p. 10. On retrouve cette polémique latente dans le jugement porté, à partir du modèle du contrepoint, sur les décors de théâtre d’inspiration cubiste : « Avec la réaction cubiste, nous perdions l’avantage du mouvement des couleurs, contrepoint de grande valeur. Cependant nous profitions d’un apport nouveau : celui de la ligne et de l’angle contrapunctant la musique et les mots. L’erreur était de proposer en un temps une succession de temps. Il venait de là une monotonie sans cesse grandissante », ARR, III, p. 13. Le propos révèle en revanche une affinité étonnante avec l’œuvre de Cézanne.
33 EE, p. 178. Tout l’ouvrage est dédié au cœur humain, comme en témoigne cette longue période qui l’ouvre : « Devant les incompréhensions, entrecroisées et superposées, de certaines parties de la vaste composition tissée par les siècles et les races, il nous a paru nécessaire de faire entrevoir qu’un même souffle d’eurythmie créa cette vaste composition, donnant l’unité à la diversité des sujets présentés, que tous les rythmes la composant et l’animant partent d’un unique et magnifique foyer générateur de beauté : le cœur humain », p. 6. Quelques années plus tard, René Guénon consacrera ses efforts à une nouvelle compréhension de la dévotion au Sacré Cœur dans ses contributions à la revue Regnabit. Mais entre temps, il a aura rompu avec le courant théosophique et se sera proposé une approche exclusivement « traditionnelle » de l’ésotérisme du centre.
34 EE, p. 28. Le lyrisme de ces affirmations rejoint certains accents des travaux de Matila Ghika.Valéry avait pris soin de préfacer son ouvrage sur le Nombre d’or.
35 LM, art. « Appogiature », qui fait référence dans le même article à nos trois cahiers.
36 LM, loc. cit.
37 LM, art. « Piano ». Le piano selon Migot « sonne une note et « résonne » ses harmoniques. C’est l’effet bien entendu de la pédale, cf. ARR III, p. 50. Dans la Postface à ses Douze études de concert pour le piano, Le Zodiaque, Migot écrivait : « Nous avons écrit le ‘Zodiaque’ comme un hommage à l’instrument merveillleux qu’est le clavier aux cordes re-sonnantes. […] Le piano re-sonne les harmoniques : il fait entendre les notes non frappées, réalisant cette ‘continuité sonore en mouvement’ sur laquelle s’inscrivent les rythmes, les lignes, les contrepoints, les accords. »
38 ARR III, p. 51.
39 Migot continue à sa façon le style de la Renaissance et multiplie les archaïsmes volontaires, militant pour de nouvelles libertés dans la langue française grâce aux néologismes, aux emplois absolus des verbes, aux infinitifs substantivés et à la suppression des articles.
40 LM, art. « Piano ».
41 ARR III, p. 52.
42 ARR, III, p. 51.
43 ARR, III, p. 50-51. C’est ici que trouve sa justification la distinction opérée par le compositeur entre les fondamentales écrites et les fondamentales appelées par la musique. Une musique peut être variée dans son harmonie écrite et n’engendrer qu’une fondamentale réelle monotone. La vraie fondamentale, variée et créatrice, est le centre invisible mais toujours actif de l’œuvre. Cette idée d’une fondamentale comme résultante et comme centre insensible résulte de la lecture par Migot du Traité d’harmonie de Rameau et de son interprétation des prétendues fautes d’harmonie commises par Berlioz ; cf. Georges Migot, Jean-Philippe Rameau, musicien français, Paris, Delagrave, 1930 (désormais JPR): « Toute suite ou superposition d’accords dégage, par résonance harmonique, un son grave, un centre harmonique générateur. […] Qu’importe la variabilité des accords successifs, si ce centre harmonique ne varie pas. », p. 21. Il est inutile de souligner la fonction que joue ici la notion de centre.
44 LM, art. « Intensité » : « Et toutes les sphères de tous ces sons ne réalisent-elles pas, par leurs interférences (intersphérences) les volumes mouvants et variables sans cesse de la matière sonore ? »
45 ARR I, p. 10.
46 Chez Debussy selon Migot, l’accord dissonant (employé sans préparation ni résolution) est là pour nier la direction tonale d’une œuvre et complète la destabilisation produite par les suites d’accord parfaits parallèles. Il faut parler alors d’une véritable « syncope harmonique » (p. 23). Cette conception réagit ainsi aussi bien sur le rythme que sur la ligne : « avant lui la ligne pouvait être considérée comme la délimitation sensible et parfaite des accords sur lesquels elle évoluait. […] Avec lui la ligne perd ce rôle de délimitation pour devenir une sorte d’arabesque linéaire se déroulant sur le volume sonore des harmonies. Elle s’en détache par dissonance, elle s’y confond par consonance. Elle agit en profondeur, ajoutant cet élément expressif à celui que réalisait en hauteur la ligne classico-romantique. », AAR, I, p. 23-24. Plus loin, Migot observe que les enchaînements d’accord imprévus permettent de dégager des plans dans une construction sonore. Il fait alors l’hypothèse que de telles suites, si elles se répètent, font un effet de refrain harmonique, déjà repérable dans les répétitions du début de Tristan, malgré la seule prédominance de l’élément chromatique (AAR, I, P. 37).
47 « En confiant aux rapports harmoniques un rôle principal dans ses réalisations sonores, Debussy rompit avec la carrure rythmique, avec les retours symétriques des lignes, avec les progressions tonales régulièrement ascendantes ou descendantes. », AAR I, p. 22.
48 AAR III, p. 55. Pour Migot, Berlioz n’est pas un symphoniste, mais un polyphoniste. Alors il devient immédiatement compréhensible « dans ses libertés rythmiques, dans la construction asymétrique de ses phrases mélodiques, dans ses ‘timbres’ et ses architectures. »
49 ARR I, p. 16. Dans cette apologie de la ligne mélodique, on pourrait reprocher à Migot de manquer une des innovations les plus profondes de Debussy : les éléments thématiques n’y sont jamais énoncés complètement, venant de rien et retournant à rien avant toute forme d’amplification lyrique. Cet effacement de la carrure des mélismes est pourtant l’attestation la plus abyssale chez Debussy du décentrement qui attire toute esquisse de centre qui voudrait se fixer sans s’exposer au dehors de l’œuvre.
50 ARR I, p. 26.
51 ARR II, p. 53.
52 ARR II, p. 55.
53 ARR II, p. 61. On admirera cette déduction de la fin de Nuages par la seule réflexion sur les innovations harmoniques de Debussy. Il faudrait parler d’une « klangfarbenmelodie » debussyste ; cf : « Avec l’accord dissonant sans préparation et sans résolution, l’orchestre se ‘mélange’, et fonde son développement sonore, non plus sur des ‘réactions harmoniques’ des basses, mais sur des réactions sonores des timbres. », ARR, III, p. 65.
54 ARR II, p. 62. Signalons que ponctuer, pour Migot, c’est centrer une mobilité, cf. III, p. 15.
55 ARR II, p. 62.
56 ARR II, p. 63.
57 ARR II, p. 36.
58 ARR II, p. 64.
59 ARR II, p. 64.
60 ARR III, p. 39 ; encore faut-il préciser la nature double du son musical, qui est constitué par la note et par la matière sonore de celle-ci. La matière sonore est alors proprement l’action musicale des notes, ou encore leur réaction sonore dans le cadre d’une perception en résonance du son.
61 Ces lignes anciennes, écrit Migot, pourraient être appelées des « rondes » autour des « dominantes ».
62 ARR III, p. 44
63 ARR III, p. 62.
64 Libre lecture de LM, art. « Matière sonore », « Broderie », « Mélisme ». On ne saurait interpréter d’une façon plus intérieure « …Des pas sur la neige » dans les Préludes de Debussy . Au-delà de l’imagerie, on y entend cette broderie obstinée qui n’est que la mise en vibration des harmoniques sur lesquelles viennent s’inscrire les fragments mélodiques qui conduisent le discours.
65 « Mes pôles de répulsion ? Je n’ai pas à y songer, puisque je vais ailleurs. », ARR III, p. XIV.
66 ARR III, p. XIII.
67 ARR III, p. 9.
68 ARR III, p. 8.
69 ARR III, p. 11. On reconnaîtra dans ces lignes étonnantes le programme symphonique des Agrestides, hymne panthéiste à la nature lancé au lendemain de la Guerre, d’autant plus déconcertant qu’il semble singulièrement étranger aux réflexions théoriques en gestation en 1919 et 1920.
70 ARR III, p. 8.
71 Migot fait ici allusion à l’échec retentissant, le 19 février 1883, de cette pièce injouable sur un épisode de l’Indépendance américaine, unissant théâtre, musique, déclamation et décors, qui a brisé la carrière théâtrale de son auteur. Un témoin des répétitions écrit : « Il ne se rendait pas compte, pauvre poète, que le soin méticuleux avec lequel il tâchait à faire comprendre sa pensée était souvent peine perdue. Il identifiait tellement son acteur avec la vision qu’il avait conçue que lorsque l’interprète, et ce n’était pas sa faute, restait au-dessous de l’identification de son idéal, il se prenait à pleurer. » De son côté, Villiers de l’Isle Adam écrit dans ses notes intimes : « Or, sans les intonations réelles, et qui se trouvent en désaccord, je regrette de le dire, avec celles que donnent les interprètes, non seulement la sensation de nouveauté n’existe plus, mais la pièce devient inintelligible ; toute profondeur, toute tentative de grandeur réelle, devient un gros travestissement. », in Villiers de l’Isle-Adam, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », « Le Nouveau Monde », Genèse et création, I, p. 1210 et 1205. Derrière cet échec, il faut déchiffrer l’affairement français pour créer des œuvres qui puissent répondre au défi wagnérien. Le « synchorégraphique » de Migot n’échappe pas à cette règle. Le caractère problématique de leur réalisation demeure une question en soi.
72 « Mes pôles d’attraction ? La musique française depuis mille ans. », ARR III, p. XIV. Là encore, le thème du centre attracteur reste déterminant.
73 « Un clocher s’il est insaisissable pendant des jours a plus de valeur qu’une théorie complète du Monde. […] Un bouton dans une cheminse de soie, un point dans une étoffe, un corsage valent autant qu’un art humain.[…] La matière est-elle cette matière mystérieuse sans l’aliment de laquelle languit l’esprit, c’est tout. Des idées intellectuelles, humaine, mais frivoles mais visibles au ciel plus prochain de l’intelligence ont moins de prix, sont moins réelles. », in Marcel Proust, Carnets, éd. établie par Florence Callu et Antoine Compagnon, Paris, 2002, p. 102-103 (je simplifie le texte en retirant les ratures et les références.)
74 « Ils vont vers Beethoven, mais Beethoven est une émotion humaine qui s’exprime en musique. », JPR, éd. cit., p. 23. On pourrait tenter une critique beethovénienne de Migot. Elle consisterait à dire que Migot se donne trop vite la résonance. On ne trouve pas chez lui ce travail de liquéfaction progressive des structures qu’on observe chez Beethoven, qui part de grandes masses immobiles et parvient à les dissoudre dans des mouvements suivis et progressifs. Migot manquerait ainsi de sens de la résistance du matériau et c’est ce qui retirerait tout drame réel à sa musique. Son style présenterait l’aspect d’une masse figée dans sa liberté conquise sans effort. Ces directions critiques ne sont pas destinées à abattre une idole trop connue, mais à avancer dans la compréhension d’une pensée encore mal connue.
75 KM, p. 142.
76 KM, p. 143, avec une curieuse allégeance à Teilhard de Chardin : « La Spiritualité en la Matière. On pourrait expliquer ainsi l’intuition de Teilhard de Chardin. », p. 144. Migot manifeste une conscience aiguë de ces renversements : « Il semble qu’il est donné au spiritualisme de pouvoir réaliser à certains instants, et mieux que tout autre, le matérialisme de ‘Homme et de la Matière. », EE2, p. 150.
77 Il faudrait ici nuancer et reprendre l’idée formulée plus haut que le mythe de Migot est l’idée polyplanaire elle-même. Comme l’écrit Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit, « La pluralité des niveaux apparaît donc comme le prix, payé par la pensée mythique, pour passer du continu au discret », p. 347. Migot n’échappe pas à cette règle et son oeuvre de musicien et de penseur pourrait être considérée comme une tentative de mythologisation pure de l’existence, même si aucun mythe particulier, aucune image identifiable ne s’attache au nom de Georges Migot. Dépourvue d’une sémantique privilégiée, elle ne s’organise pas moins par la multiplication des plans, comme les mythes. D’où l’accent particulier placé par Migot sur l’idée de kaléidoscope et de miroir.
78 Qu’on peut entendre aujourd’hui dans la version signée par Jean-Jacques Werner avec l’Orchestre National en 1965.
79 « L’impression religieuse n’est-elle pas dans les lignes et les élancements superbes du gothique, plutôt que dans la pensée que le monument abrite un autel ? », EE, p. 103. Mais la proposition ne fait que répondre à des convictions plus radicales encore : « Toute religion supérieure n’a plus de dogmes, mais seulement un rite et une morale. », ARR III, p. V.
80 Tout est initiation chez Migot, depuis la chanson populaire qui nous enseigne les premières émotions architecturales par le refrain jusqu’à l’écoute de La Mer de Debussy. Mais chez lui l’initiation n’est pas transmission d’un tradition, mais d’une émotion : « La chanson, en plus des émotions rythmiques et linéaires qu’elle suscite, doit être considérée comme une première initiation, la plus simple, à l’émotion architecturale. », ARR I, p. 36. On reconnaît là le subjectivisme de l’époque. On lit d’ailleurs cette définition capitale du rite, qui parle du rite comme la cause d’un état, et qui plus est, d’un état de passivité : « Le rite nécessaire pour mettre en état de réceptivité : c’est, pour l’art, le lyrisme. », ARR III, p. V. Or Migot définit ainsi le lyrisme : « Toute œuvre belle est un lyrisme, c’est-à-dire hommage sublimisé d’une forme, d’une pensée, d’une émotion. », LM, art. « Lyrisme ». On ne sort pas de la sphère émotive, dont rien ne prouve qu’elle soit l’objet ultime de l’initiation. Mais tout ce qui n’est pas initiation peut se renverser en contre-initiation. C’est l’épreuve même de l’initiation.
81 Migot est sans ambiguité : « Qu’est la Tradition ? Elle doit être Art, et non Archéologie. Elle doit être poétique, c’est-à-dire créatrice, et non pédagogique. » In Le Zodiaque, Postface. La tradition selon Migot est toujours une tradition d’artiste et non de ritualiste.
82 Initiales de l’Ancien et Mystique Ordre des Rose-Croix. Cette affiliation légendaire, à côté d’Eric Satie, fait toujours partie des références du mouvement.
83 « Il est curieux de rapprocher la déclamation lyrique d’un Debussy et celle d’un Monteverde. », ARR I, p. 24, à propos de Pelléas où « les voix des personnages n’évoluent plus sur la surface sonore de l’orchestre, mais au travers ».
84 KM, p. 32.
85 KM, p. 33.
86 LM, art. Rythme.
87 Comme on peut le voir dans le mur de la propriété « Les Pivottières » de Fondette, en Touraine, où un Migot en baphomet feuillu est sculpté dans le mur de façade. Hôte de la femme sculpteur Aimée Bianchi, Georges Migot a séjourné aux Pivottières pendant la guerre et sa présence y est encore très sensible.
88 François Rabelais, Cinquième livre, éd. cit, chapitre XIX. Il faut souligner ici que la quintessence n’est pas un simple élément substantiel englobant qui abolirait toute autre réalité dans son indifférenciation. Comme cinquième élément, elle comporte ce qu’il y a de plus pur dans les mixtes et à ce titre elle constitue leur lien. La quintessence n’est en somme que le battement des éléments physiques dont elle suscite la rencontre. Elle est comme leur analogie, c’est-à-dire la raison de leurs rapports. A ce titre elle n’est pas contre le monde, mais elle le fonde dans sa variété irréductible.
89 François Rabelais, Quart livre, chapitre LV
90 François Rabelais, Tiers Livre, chapitre XXI.
91 QL, chapitre LV.
92 P. XXVIII.
93 KM, p. 32.
94 KM, p. 34.
95 Cf. François Rabelais, « La Cresme philosophalle des questions enciclopédiques de Pantagruel », Bibliothèque de la Pléiade, éd. Mireille Huchon, p. 918-919, oeuvre d’attribution incertaine, mais qui a des échos attestés dans l’oeuvre.
96 KM, p. 34.