Les oratorios de George Migot
INTRODUCTION
Rares sont les musiciens qui connaissent aujourd’hui Georges Migot (1891-1976), disparu il y a presque 30 ans, et bien trop rares également sont les auditions de ses œuvres, que ce soit dans le cadre du concert ou par le biais de la radio. Rien ne justifie pourtant l’oubli dans lequel est tombée l’immense production de ce compositeur aux idées esthétiques si originales. Il faut en voir la cause principale dans la rupture artistique, en germe durant la première moitié du XXe siècle, qui s’est produite au sortir du second conflit mondial, provoquant la mise à l’écart de nombreux compositeurs tout autant que le rejet de tout un patrimoine de l’entre-deux-guerres.
Passionnée par la musique de cette période, il m’a toujours semblé bien arbitraire d’en voir ainsi l’histoire des années 1940 à1970 le plus souvent réduite au schéma tripartite : un courant sériel, un courant électro-acoustique… et les autres (groupes et indépendants). C’est parmi ces derniers que l’on trouve de nombreux oubliés de l’histoire. Ils ont été souvent très largement occultés par les tenants de ces mouvements officiels considérés comme salvateurs qui occupaient à ce moment le devant de la scène musicale. Certains d’entre eux étaient pourtant des artistes reconnus dans l’entre-deux-guerres. Parmi eux, combien de compositeurs de valeur qu’il faudrait donc redécouvrir1 ! Georges Migot est un de ceux-là, peut-être un parmi les plus grands, dont j’ai commencé à pénétrer l’œuvre dans le cadre d’un mémoire de maîtrise portant sur la mélodie française entre 1930 et 1950. Ses oratorios me furent révélés par l’écoute tout à fait fortuite du Sermon sur la Montagne. L’oratorio est un genre musical qui a connu un développement et un renouvellement considérables depuis le début du XXe siècle, et on méconnaît ici l’apport de G. Migot, créateur d’un cycle monumental n’en comportant pas moins de dix. L’œuvre de ce musicien est encore un terrain presque en friche pour les musicologues. Trois monographies, de modestes dimensions, ont paru à ce jour. Deux sont déjà assez anciennes, écrites en 1923 et 19332, et n’intéressent donc qu’une partie de la production de Migot, la troisième date de 19593. Quelques articles ont par ailleurs été publiés dans diverses revues, présentant une œuvre ou ayant trait à un aspect particulier du langage de Migot. Sur la musique religieuse proprement dite, il existe un essai inédit du chanoine René Aigrain, au sein duquel sont rapidement analysés cinq des oratorios. Mais cet ami de Migot, grand connaisseur de la musique religieuse, ne s’inscrit pas véritablement dans une optique musicologique. Une dizaine de courts articles, concernant l’un ou l’autre des oratorios, ont également été édités du vivant de Migot4, auxquels il faut ajouter une étude un peu plus conséquente publiée en 1991 dans la Revue Zodiaque. Il n’existe donc pas à ce jour d’ouvrage approfondi sur cette partie précise de son immense production, à l’exception d’un mémoire de maîtrise qui en constitue une entrée en matière. Il faut par ailleurs louer la thèse d’Hortense Morissette qui propose une histoire de l’oratorio en France des origines à Georges Migot en accordant la large place qu’il mérite à ce dernier. S’il est bien souligné par quelques-uns, parmi les divers écrits concernant les oratorios de Migot, leur nouveauté et leur spécificité, aucune analyse développée ni aucune étude transversale n’ont été véritablement menées en ce sens. H. Morissette notamment s’étend largement sur trois oratorios, mais sans envisager de perspective synthétique.
Ce genre, dont il faut voir l’origine à la fois au sein des manifestations de la congrégation des oratoriens attachés à Saint Philippe de Néri dès 1575 et dans les mystères qui fleurirent au Moyen Âge sur le parvis des cathédrales, a évolué dès le début du XVIIe siècle, qui en situe la naissance, conjointement à l’opéra. Son organisation en une succession de numéros où alternent récitatifs, airs, symphonies, chœurs, ensembles, en provient. Dès cette époque, il s’est également distingué par l’adoption d’un récitant ayant un rôle de présentation et de liaison narrative en assurant la continuité événementielle. Tout au long de sa riche histoire, il a constamment oscillé entre différents pôles : œuvre purement religieuse ou tendant vers le profane, œuvre de concert ou de prière, œuvre scénique ou non scénique. Ceci a varié en fonction des époques mais aussi de la personnalité même de chaque compositeur. Mais il est certain que ces derniers n’ont jamais réellement cherché à remettre en cause une structure héritée de l’opéra. Le XXe siècle signe toutefois une ère de mutations artistiques où l’oratorio a retrouvé la large faveur des créateurs. Et c’est dans un renouveau de la foi, qui s’affirme dès le milieu du XIXe siècle, ainsi que dans la redécouverte du chant grégorien, qu’il faut voir les principaux facteurs du développement considérable qu’il connaît donc à partir des années 1900, à l’image de la musique sacrée en général. L’ère romantique, marquée par le recul de certaines valeurs morales et spirituelles, avait en effet montré un léger essoufflement dans l’évolution de ce genre musical qui s’était alors concentré essentiellement en France et en Allemagne, en regard des périodes baroques et classiques où celui-ci avait connu un épanouissement extraordinaire. Non pas que le XIXe siècle n’ait pas produit de chefs d’œuvre, au contraire nombreux bien que souvent méconnus, mais l’innovation y apparaît moindre que dans d’autres domaines musicaux, la tradition semble peser plus lourdement ici qu’ailleurs et le caractère religieux s’efface parfois dans des ouvrages bien proches du profane. L’oratorio est alors pénétré par le wagnérisme envahissant mais aussi par l’art symphonique. La dernière décennie connaîtra toutefois une tendance néo-classique que n’auront pas empêchée les apports originaux de Liszt et Berlioz. Mais les prémices d’un renouveau se dessinent donc dans ces ultimes années et c’est l’impulsion décisive de maîtres comme Arthur Honegger, André Caplet ou Igor Stravinsky qui va faire de cette forme apparemment la plus ancrée dans le passé une création totalement intégrée dans l’élan artistique de cette fin de millénaire, retrouvant en même temps, tout au moins pour la production non profane, l’âme religieuse qu’elle avait parfois perdue.
Georges Migot appartient au vaste ensemble de compositeurs qui ont contribué à ce nouvel essor. Né en 1891 et disparu en 1976, cet être multiforme, puisqu’il était également philosophe, esthéticien, poète et peintre, a produit une œuvre monumentale dans tous les genres musicaux. Protestant très profondément croyant, il consacra une part de sa production à la musique religieuse. L’oratorio y est donc très largement représenté avec une somme de dix œuvres qui situe le musicien parmi les artistes les plus prolifiques dans ce type de composition au XXe siècle. Mais dans cette voie qu’il savait sienne, il tâtonna toutefois de nombreuses années avant de composer en 1936 son premier chef d’œuvre, le Sermon sur la Montagne, puisqu’il laissa inachevé un Puits de Jacob sur lequel il avait travaillé de 1913 à 1915, et un Drame de la Passion, ébauché en 1930. C’est donc parvenu à une totale maturation de son style qu’il inaugure la longue série des oratorios essentiellement consacrés à la vie du Christ qui jalonneront sa production jusqu’à l’ultime De Christo initiatique de 1972.
Migot a montré dans le genre de l’oratorio une évidente originalité et il est indéniable que nul n’a encore présentement pris conscience de son apport en ce domaine et n’en a ainsi saisi toutes les perspectives. Bouleversant le genre sur le plan formel, il en a en même temps profondément modifié le sens et la spiritualité. C’est par la terminologie d’oratorios christiques que Migot désignait cette part de sa production. Pléonasme que de qualifier ainsi un genre dont la fonction originelle fut de mettre en scène des épisodes de la vie du Christ ? Non si l’on observe une évolution qui, au fil de l’histoire, atteste d’un élargissement des sujets se conjuguant avec l’apparition de thèmes profanes. Migot n’exprime toutefois pas à travers ce vocable le seul fait que ses oratorios (à l’exception d’un) sont consacrés aux principaux épisodes de la vie du Christ. Il ne fait pas exclusivement référence à leur sujet, comme en témoignent ces mots prononcés lors d’une conférence : « Si la Musique religieuse rassemble en elle les auditeurs pour une communion collective, on pourrait dire, pour la Musique Christique, que c’est à chaque auditeur de recevoir en lui le message qu’elle contient. La Musique religieuse est comme l’aller du fidèle vers Dieu. La Musique Christique c’est la venue de Dieu en chaque fidèle ». La musique Christique semble atteindre à un degré de spiritualité supérieur à celui de la musique religieuse, menant à ce que les chrétiens désignent comme la révélation. Au regard de la distinction établie entre les deux natures, il faut alors déterminer ce qu’est la musique Christique. Telle que la présente Migot, elle semble renouveler radicalement le genre dans son enjeu. Il ne s’agit plus de dramatiser une histoire sacrée — le concept d’histoire sera toutefois à discuter dans le cas de Migot — mais de n’en faire jaillir que la seule spiritualité, de ne la réduire qu’à sa seule dimension christique, la centralisant autour de la figure divine, dans l’idéal dessein de conduire l’écoutant à la révélation — étant bien évident qu’il ne peut être fait abstraction ici de la part de subjectivité inhérente à la perception de l’œuvre religieuse. Il convient donc de définir quels moyens concourent à la spiritualisation en quelque sorte absolue de ces oratorios dont l’axe, le foyer, s’identifie en la figure divine — entité unique représentant Dieu et le Christ —, la forme, tant à l’échelle macroscopique que microscopique, en dévoilant ainsi le sens profond.
Ce travail s’appuie sur les oratorios consacrés à la vie du Christ, délaissant pour cette raison l’admirable Saint Germain d’Auxerre5. Sont ainsi pris en compte dans l’ordre de composition : le Sermon sur la Montagne (1936), oratorio pour 5 solistes, chœur mixte, orchestre à cordes et orgue, la Passion (1941-1943), oratorio en 12 épisodes pour soli, chœur et orchestre, l’Annonciation (1945-46), oratorio pour 2 solistes, chœur à trois voix de femmes (ou trio) et orchestre à cordes (ou quintette à cordes), la Mise au tombeau (1949), oratorio pour petit chœur mixte et quintette à vent (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson), la Nativité de Notre Seigneur (1954), mystère lyrique pour trois soli, neuf soli tirés des chœurs, petit chœur mixte, flûte, basson et quatuor à cordes, le Petit Évangéliaire (1952), neuf chœurs mixtes ou quatuors vocaux, la Résurrection (1953), pour soli, chœur et orchestre, la Cantate de Pâques ou Nuit Pascale et Résurrection (1955), cantate pour soli, chœur et orchestre de chambre dont la première version s’intitule Cantate pascale, et le De Christo initiatique (1971-72), pour baryton-Martin, chœur ou quatuor vocal, flûte et orgue. Toutes ces œuvres ne s’intitulent pas oratorio, en cela caractéristiques d’un genre dont la terminologie a toujours été incertaine. Le Petit Évangéliaire et le De Christo initiatique ont une place à part. Le premier est, comme le dit le compositeur, un catéchisme en action, condensé de la vie de Jésus. Il s’agit en outre d’une œuvre a cappella appartenant donc au domaine spécifique de la Passion-motet. Création d’un homme au crépuscule de sa vie, la conception musicale du second se démarque de celle des autres. Les quatre oratorios laissés inachevés sont également pris en considération, en l’occurrence le Puits de Jacob et le Drame de la Passion, évoqués auparavant, ainsi que l’Ascension et De Christo.
La plupart des sources, tant proprement musicales que des livrets, sont aisément accessibles. Elles se répartissent en trois lieux : le Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, et une collection particulière. Pour certaines œuvres, il s’est avéré cependant plus simple de consulter les photocopies des manuscrits musicaux déposées en bibliothèque, les originaux se trouvant dans ce Fonds privé. Quant aux livrets, la plupart existent en plusieurs exemplaires correspondant souvent à différentes versions, sous forme manuscrite ou dactylographiée (autographe toujours dans le second cas). J’ai pu en outre consulter un grand nombre d’autres documents manuscrits ou imprimés. Érudit et théoricien, Migot s’est en effet montré tout au long de sa vie un infatigable écrivain, tout autant qu’un infatigable épistolier. Cela a été éclairant sur divers points.
Face à cette problématique d’oratorio christique, il ne s’est pas agi de faire une analyse exhaustive de ces œuvres, mais de considérer les éléments qui participent du genre même de l’oratorio, permettant de situer Migot dans l’histoire de cette forme religieuse tout en dégageant conjointement les propriétés christiques. Les différents aspects examinés sont souvent mis en regard de cas similaires ou opposés, passés ou présents. Le parallèle avec des musiciens et des œuvres du passé m’a semblé indispensable dans le cadre d’un genre qui a toujours montré de fortes attaches avec des traditions plus ou moins lointaines. Ce travail a été envisagé dans une perspective transversale, approche divergeant de celle d’H. Morissette qui a concentré sa thèse sur trois oratorios de Migot en les abordant indépendamment. Il n’a pas toujours été aisé, pour les divers exemples comparatifs, d’avoir une vision suffisamment générale sur certains paramètres, car il aurait fallu disséquer de manière approfondie un grand nombre d’œuvres. Je me suis donc fondée sur ma propre synthèse, établie à partir d’un nombre conséquent d’analyses à ma disposition. Mais il est évident qu’une étude du genre serait à faire dans une appréhension paramétrique, et non sous le seul angle de compositeurs disposés chronologiquement et considérés isolément.
Il m’est apparu nécessaire de présenter tout d’abord Migot, mal connu, et de le situer vis-à-vis de la religion. L’exposé développé de l’esthétique religieuse conduit ensuite à débattre autour de la problématique de cet essai, après avoir cerné les caractéristiques esthétiques et stylistiques générales du musicien permettant d’en comprendre certaines orientations. Avant d’aborder l’analyse musicale proprement dite, un long chapitre est consacré aux livrets. Cela est essentiel car tous ceux des œuvres achevées ont été établis par le compositeur et portent les attributs qui seront déterminants pour l’organisation de la musique dans un sens christique. Cette étude s’appuie sur une version de la Bible établie par les moines de Maredsous6. Les différents paramètres considérés par la suite le sont tant dans leur fonction spirituelle que par leur facture fondatrice et novatrice au regard du genre. L’élaboration formelle imaginée par Migot, fondamentale tant dans son dessein christique que par sa remise en cause de la structure habituelle de l’oratorio, est l’objet d’un premier développement. Les thèmes, premier ressort sémantique de ces œuvres, sont après cela examinés de manière approfondie, le travail mené autour d’eux étant capital dans ce qui s’avère une véritable conduite exégétique, fruit d’une pensée théologique longuement mûrie. Les places et rôles respectifs du chœur, de la voix soliste et de l’orchestre, se manifestent aussi comme un élément déterminant, et, dans ces oratorios qui se veulent spiritualisation absolue, écriture et spiritualité sont en interaction permanente. De multiples manières, le sens jaillit, tant par le mot qu’à travers le pur sonore. Les divers aspects de l’écriture sont traités de ce point de vue. Alors est-il possible d’évaluer la place de ces oratorios dans l’histoire et d’en formuler les propriétés christiques.
J’ai bien sûr été souvent conduite à parler de religion dans ce travail et d’envisager des points de théologie. J’ai tenté de cerner les questions théologiques avec le maximum d’acuité, cherchant à percevoir et à comprendre les liens entre musique et sacré, ainsi que ceux plus spécifiques et parfois complexes entre musique et théologie d’une part, musique et protestantisme d’autre part, cela sans trop de dogmatisme je l’espère. Face à des œuvres d’où jaillit d’une manière extraordinaire la profonde spiritualité qui les imprègne, on peut parfois se laisser entraîner dans une vision trop spiritualisée et quelque peu subjective. Mais une totale objectivité est je crois inatteignable en ce domaine. La part du subjectif, lié à divers facteurs, est inévitable. On ne peut avoir une approche exclusivement scientifique et pourrait-on dire matérielle d’une œuvre d’essence spirituelle et sacrée, moins encore que de l’œuvre d’art profane. La problématique de l’oratorio christique, si elle s’exprime largement en des termes conceptuels concrets, passe aussi par la nature de l’appréhension, de la réception, et de la compréhension personnelles de ces œuvres.
1 Citons parmi tant d’autres : Charles Koechlin (1867-1950), Florent Schmitt (1870-1958), Paul Le Flem (1881-1984), Jacques Ibert (1890-1962), Jean Rivier (1896-1987), Tony Aubin (1907-1981), Paul Arma (1904-1987), Déodat de Séverac (1872-1921), Pierre Octave Ferroud (1900-1936), Jacques Leguerney (1906-1997).
2 L. Vallas, Georges Migot, Paris, Senart, 1923, 31 p. ; P. Wolff, La route d’un musicien : Georges Migot, Paris, Leduc, 1933, 105 p.
3 M. Pinchard, Connaissance de G. Migot, musicien français, Paris, éd. Ouvrières, 1959, 136 p.
4 En 1925, 1930, 1948,1951, 1958, 1959, 1960, 1961, 1969. (Cf. Bibliographie). Le premier article paru est d’ailleurs celui d’un musicologue américain, Irving Schwerke (« Georges Migot : the french group of one », The Musical Quartely, New York, juillet 1925).
5 Composé de 1946 à 1947, il s’agit d’un oratorio chanson de geste a cappella pour quatre solistes et trois chœurs sur un livret du musicien. À la différence des autres oratorios, il n’est pas consacré à un épisode de la vie du Christ, même si Dieu est omniprésent dans cette œuvre éloignée de toute anecdote.
6 La Sainte Bible, Paris-Turnhout, Brepols, 1969, 1728 p. (Nouvelle édition de la version établie par les moines de Maredsous, revue et corrigée par les moines de Maredsous avec la collaboration des moines de Hautecombe). Migot s’est apparemment fondé sur les textes pris dans la traduction Browee par la Société Biblique de Paris. C’est ce qu’il indique sur le premier livret de La Passion. La mention n’apparaît pas sur les livrets des autres oratorios, mais on peut faire l’hypothèse qu’il a utilisé la même source.